Victoire Ingabire: une épine dans le pied de Paul Kagame

Par Patrick Mbeko

Le Bureau rwandais des investigations a perquisitionné le domicile de l’opposante Victoire Ingabire Umuhoza au motif qu’elle entretiendrait des liens avec des groupes terroristes. Une pratique devenue courante contre celle qui est devenue une épine dans le pied de Paul Kagame. Analyse pour Sputnik du chercheur et journaliste Patrick Mbeko.

Depuis sa remise en liberté en septembre 2018, après avoir passé près de huit années en prison, il ne se passe pas un jour sans que l’opposante rwandaise Victoire Ingabire Umuhoza ne reçoive la visite des agents du Bureau rwandais des investigations, l’unité de la police rwandaise chargée des enquêtes criminelles. La dernière remonte au samedi 13 juin 2020. Les agents du Bureau des investigations ont perquisitionné le domicile de l’opposante au motif qu’elle entretiendrait des rapports pour le moins étroits avec des groupes hostiles au pouvoir de Kigali.

De l’exil au Rwanda de Paul de Kagame

Lorsque les tueries éclatent le 7 avril 1994 au Rwanda suite à l’assassinat du Président Juvénal Habyarimana la veille, Victoire Ingabire, une Hutue, se trouve aux Pays-Bas où elle est allée poursuivre ses études. Sa famille, qui est restée au Rwanda, vit le génocide dans sa chair. Son frère est tué par les milices Hutues; son époux et ses deux enfants survivent aux massacres et la rejoignent quelque temps après aux Pays-Bas, où ils y vivent encore aujourd’hui.

À partir de 1997, Victoire Ingabire se lance dans la politique pour changer le destin de son pays d’origine, le Rwanda, dominé alors par un pouvoir qui n’hésitait pas, selon des rapports d’ONG, à assassiner des opposants à l’étranger. Au Rwanda même, des milliers de Rwandais étaient tués par les forces du Front patriotique rwandais (FPR), le parti au pouvoir. «Au moins 6.000 personnes, des civils non armés pour la plupart», écrivait Amnistie International dans un rapport. Et l’ONG internationale de souligner:

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«En août 1997, les massacres se poursuivaient à un rythme pratiquement quotidien. Les victimes étaient souvent des Rwandais qui s’étaient réfugiés en République démocratique du Congo (RDC) ou en Tanzanie et qui, par centaines de milliers, ont été contraints de retourner dans leur pays en novembre et en décembre 1996.»

Des événements qui convainquent Victoire Ingabire de s’impliquer davantage dans la vie politique rwandaise. Toujours en 1997, elle adhère au Rassemblement républicain pour la démocratie (RDR), un parti d’opposition. Dans les années qui suivent, elle milite ardemment pour un rassemblement des forces politiques de l’opposition, et en 2006, elle prend la tête des Forces démocratiques unifiées (FDU-Inkingi), une coalition des partis d’opposition. Bien qu’elle connaisse une carrière professionnelle réussie dans le secteur privé, Victoire Ingabire décide de démissionner de son poste en 2009 pour préparer son retour au Rwanda…

Le bras de fer avec le FPR

Début 2010, Victoire Ingabire regagne le Rwanda dans le but de participer à l’élection présidentielle qui doit se tenir au mois d’août de la même année. Bien que l’issue du scrutin ne fasse pas de doute, l’opposante décide de tenter sa chance en affrontant le maître du pays, le Président Paul Kagame. Mais le régime du FPR refuse d’enregistrer son parti, empêchant ainsi l’opposante de concourir.

Dans les semaines qui suivent, le pouvoir et les médias officiels orchestrent une violente campagne médiatique contre Victoire Ingabire, l’accusant de «révisionnisme» et de «négationnisme» pour avoir demandé que les auteurs de crimes contre les Hutus soient eux aussi jugés et condamnés. La justice rwandaise se saisit de l’affaire et la met en résidence surveillée. Le 14 juillet 2010, elle est jetée en prison en attendant son procès qui débutera un an plus tard.

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En 2013, la justice rwandaise condamne Victoire Ingabire à huit ans de prison en première instance puis à 15 ans de prison en appel pour «conspiration contre les autorités» et «minimisation du génocide de 1994 et propagation de rumeurs dans l’intention d’inciter le public à la violence».

Le Parlement européen et plusieurs organisations des droits de l’Homme ont dénoncé le procès. Dans un arrêt rendu en 2017, la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples a reconnu que les droits de Victoire Ingabire avaient été violés, condamnant le Rwanda à lui payer des indemnités compensatrices en guise de réparation.

«Je continue de garder espoir»

Après huit ans passés en prison, Victoire Ingabire a bénéficié en 2018, avec plus de 2.000 autres détenus, d’une mesure de clémence du Président Paul Kagame. Selon certains observateurs, ce geste visait à faciliter le soutien de la candidature de la ministre des Affaires étrangères du Rwanda, Louise Mushikiwabo, à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF).

Quant à Victoire Ingabire, elle n’est pas au bout de ses peines. Depuis sa libération, elle n’a pas le droit de quitter le pays, en plus d’être harcelée par les services de sécurité qui la convoquent régulièrement dans leurs bureaux. Le 13 juin, les agents du Bureau rwandais des investigations ont fouillé, pour une énième fois, son domicile dans le cadre d’une enquête sur son lien présumé avec des groupes armés basés en RDC.

Lassée, Victoire Ingabire s’interroge, dans un entretien avec l’auteur de ces lignes: «Quand je vois ce qu’ils sont en train de faire aujourd’hui, je me demande pourquoi ils m’ont libérée. Je ne comprends pas pourquoi ils continuent à s’acharner contre moi. Pourquoi ne m’ont-ils pas laissé en prison, puisqu’ils savaient que je ne pouvais pas fermer ma bouche?»

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Celle qui est désormais surnommée la «Aung San Suu Kyi rwandaise» se montre plus déterminée que jamais. Les menaces du pouvoir de Kagame ne semblent pas l’ébranler: «Même si la situation est difficile, je continue de garder espoir. Je reste persuadée que nous allons réussir à instaurer un État de droit au Rwanda; nous arriverons à la démocratisation de notre pays et la réconciliation effective de notre peuple.»

Une prise de position qui irrite au plus haut point le pouvoir rwandais et plus particulièrement Paul Kagame, pour qui Victoire Ingabire est devenue une épine dans le pied. Il y a peu, le chef de l’État rwandais l’a directement menacée sans la nommer parce qu’elle avait tenu des propos critiques sur le FPR et la situation de la démocratie au Rwanda. Certains extrémistes proches du régime n’ont pas hésité à appeler ouvertement à l’assassinat de l’opposante rwandaise. C’est dire que Victoire Ingabire dérange…

Femme intellectuelle Hutue, prônant la justice et la réconciliation entre Rwandais, elle est devenue au fil des ans la seule opposante crédible capable non seulement de tenir tête à Paul Kagame, mais aussi d’apporter un vent nouveau dans un Rwanda totalement «quadrillé» par le FPR. Son combat pacifique désarçonne les extrémistes du régime et lui vaut le soutien, à bas bruit, d’un grand nombre de Rwandais. En cas d’élections, ne pourrait-elle pas même tirer profit de la mathématique ethnique qui plaide encore aujourd’hui en faveur la majorité Hutue? Cette réalité est bien connue du régime qui l’empêche de participer aux élections, mais aussi de la communauté internationale qui, tout en adoptant une posture attentiste en ce qui concerne les affaires intérieures du Rwanda, garde l’œil grandement ouvert sur cette femme qui a su défier l’un des régimes les plus autoritaires du continent africain.