Rwanda: Kizito Mihigo, «le message plus important que le messager» (2/2)

Sonia Rolley

Un mois après l’annonce par la police rwandaise du suicide en prison de Kizito Mihigo, star du gospel et figure de la réconciliation au Rwanda, des proches et des organisations nationales comme internationales continuent de réclamer la vérité sur les circonstances de ce décès. Depuis sa mort, des interviews et messages inédits du chanteur, très critiques envers Kigali, ont été rendus publics. Le gouvernement rwandais dénonce « une exploitation politicienne de sa mort par les génocidaires, négationnistes, groupes armés et leurs suppôts étrangers ».

Quand il apparaît menotté, encadré par deux policiers en ce 14 avril 2014, Kizito Mihigo reconnaît avoir eu « des conversations qui critiquaient le gouvernement ». Mais il insiste, après un coup d’œil inquiet à ses geôliers, sur le fait que ce n’était que des discussions. La police, elle, l’accuse d’entente en vue de commettre un assassinat, de complicité dans un acte terroriste et de conspiration contre le régime de Paul Kagame. De longs aveux enregistrés sont diffusés dans la foulée. Dans cette énigmatique séance de confessions de près d’une heure, le chanteur-compositeur assure avoir été manipulé par différentes personnalités dont un membre d’un parti d’opposition en exil, le RNC. À l’époque, Kigali impute à ce groupe des attaques à la grenade et se voit accusé par l’Afrique du Sud d’avoir commandité l’assassinat d’un de ses dirigeants et ancien chef des renseignements extérieurs du Rwanda, Patrick Karegeya. Kizito Mihigo demande pardon et va jusqu’à dire regretter les paroles de sa dernière chanson, qui faisait référence aux crimes de l’Armée Patriotique Rwandais (APR) de Paul Kagame. Face aux accusations de la justice rwandaise, il plaide coupable et il est condamné à 10 ans de prison en 2015. Même après sa libération et jusqu’à sa mort, il ne se démarquera jamais de cette ligne, du moins publiquement.

« J’ai pensé qu’ils allaient me tuer »

Dans une lettre manuscrite adressée à RFI, jusqu’ici restée confidentielle, Kizito Mihigo raconte en détail les quelques jours qui ont précédé cette présentation officielle à la presse. La star du gospel au Rwanda disait avoir été séquestré dans un lieu inconnu. « Pour y aller, on me couvrait la tête d’un sac noir. Ce qui me faisait mal, c’était de dire à ma mère, à mes sœurs et mes amis que j’allais bien alors que c’était tout le contraire. Le 6 avril […], j’ai été arrêté, quatre hommes m’ont conduit à Nyanza en fin d’après-midi et ont garé la voiture dans la forêt, écrivait le chanteur alors encore en détention. J’ai eu très peur à ce moment-là, je pensais qu’ils allaient me tuer ». À chaque fois que l’un des hommes descendait de voiture pour répondre à un appel, ce rescapé du génocide imaginait qu’il s’agissait de l’ordre de l’exécuter. Au bout de quelques heures, Kizito Mihigo accepte de donner à ses geôliers les mots de passe de son téléphone portable et de ses différents comptes. Il dit ensuite avoir été conduit au Parlement où se trouvaient plusieurs hauts responsables du Sénat, de la présidence et de l’Inspection générale de la police, des dizaines de pages en main : « Ils me lisaient toutes les conversations SMS et Whatsapp, et disaient que j’étais un traître ».

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Dans cette lettre d’une dizaine de pages, Kizito Mihigo affirmait avoir été soumis durant cette période de neuf jours à plusieurs sessions de confessions publiques devant les plus grandes autorités du pays, un traitement qu’il comparera plus tard aux procès de Moscou ou ceux de la Chine de Mao Zedong. On le contraint aussi à faire des aveux enregistrés devant des journalistes du régime triés sur le volet. « La conversation la plus grave » qui lui était reprochée, expliquait-il pourtant, c’était celle qu’il avait eue avec un « certain Callixte d’Afrique du Sud » (NDLR : Callixte “Sankara” Nsabimana, devenu porte-parole d’un groupe armé et détenu au Rwanda depuis 2019). Ce jeune chanteur comme lui, alors membre du parti d’opposition, le RNC, assurait se préparer à la guerre puisque Paul Kagame refusait le dialogue, il insistait sur le fait qu’un conflit était « inévitable » à cause du caractère inflexible du chef de l’État rwandais. Kizito Mihigo affirmait lui avoir répliqué des mots qui lui paraissaient sur le coup purement rhétoriques, mais qui se sont vraisemblement retrouvés sur la table de son ancien bienfaiteur. « Allez tuer Kagame et laissez-nous tranquilles », racontait-il avoir écrit en substance dans cette conversation privée avec un jeune aux propos « exagérés ». Cette phrase, il allait la payer très cher.

« Personne ne pouvait récupérer Kizito Mihigo »

Pour son co-accusé, le journaliste Cassien Ntamuhanga, qui avait réussi à fuir et vit depuis en exil, cette phrase a été sortie de son contexte pour décrédibiliser le message de réconciliation de Kizito Mihigo : « Il était pacifiste et voulait à tout prix convaincre Callixte de renoncer à la guerre. C’était une conversation de 24 pages entre des jeunes qui étaient tous deux très critiques à l’égard du gouvernement, mais qui n’étaient pas d’accord sur les moyens à employer pour obtenir le changement ». Pour Cassien Ntamuhanga, le régime n’a tout simplement pas compris comment l’enfant chéri « avait pu changer à ce point » et commencer à évoquer publiquement les massacres commis par le Front Patriotique Rwandais de Paul Kagame, sujet tabou au Rwanda. L’ancien directeur de la radio Amazing Grace impute notamment cette prise de position publique à sa rencontre avec son mentor et professeur Gérard Niyomugabo, avec lequel Kizito Mihigo aimait débattre dans son émission de télévision sur la réconciliation : « Ensemble, on parlait souvent d’utiliser les médias pour créer des ponts entre les jeunes de l’extérieur et de l’intérieur du pays en prônant l’égalité de tous, quel que soit son passé ». À ce jour, Cassien Ntamuhanga reste persuadé que cet engagement, Gérard Niyomugabo, porté disparu depuis avril 2014, l’a payé de sa vie, comme Kizito Mihigo aujourd’hui.

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« Kizito n’a pas changé, personne ne pouvait le récupérer, c’est lui qui a su se faire apprécier de tous », assure pour sa part Jean-Claude Nkubito. Pour preuve, selon l’ancien correspondant de la BBC et proche du chanteur depuis 2003 : la foule, toutes ethnies et tous profils confondus, qui s’est rendue à son enterrement malgré six années de disgrâce. « Ce garçon mettait en application sa foi chrétienne. Il est allé chanter dans les églises, il intervenait dans les écoles et dans les prisons et il avait accumulé au fil des années beaucoup d’informations sur le pays, des témoignages sur les injustices. Il était vraiment indigné et voulait exprimer sa compassion à l’égard de tous ».

« C’était l’apogée de mon message de réconciliation »

Loin d’avoir été brisée par ses premiers jours de détention au secret, une fois à l’abri derrière les murs de la prison, l’ancienne égérie du régime rwandais organise sa défense et prépare son avenir. Outre RFI, Kizito Mihigo se met à contacter toutes sortes d’interlocuteurs, amis, activistes, journalistes, d’abord pour les remercier d’avoir évoqué son dossier. Il se présente sous son nom ou sous pseudonyme. C’est une certaine « Angy Mkendy » qui a envoyé un message à un militant des droits de l’homme en exil en Grande-Bretagne, René Mugenzi, en juin 2016 via le réseau social Facebook. Deux ans plus tard, Kizito Mihigo accepte de se lancer dans un entretien-fleuve sous embargo.  « Kizito avait peur que quelque chose lui arrive et il voulait que les gens sachent la vérité. Il a même écrit un livre en prison et des chansons qu’il nous avait confiées », raconte ce détracteur du régime rwandais. Malgré ses aveux publics, l’artiste rwandais tenait à préserver son image. Il avait fait mettre à jour sa page Wikipedia et l’avait fait traduire en plusieurs langues. Il utilisait aussi le compte Twitter de la Fondation Kizito Mihigo pour la Paix pour répondre à ses détracteurs et continuer de transmettre son message de réconciliation.

C’est également sous le pseudonyme d’Angy Mkendy que le chanteur-compositeur se présente à Ruhumuza Mbonyumutwa, contributeur du site Jambonews, un site d’information très décrié par Kigali pour avoir qualifié de « génocide » les massacres commis par le FPR au Rwanda et en République démocratique du Congo. « Pendant deux ans, il disait travailler pour sa fondation et transmettre des messages qui venaient de lui. » Dans une interview réalisée en mai 2018 et diffusée depuis sa mort, Kizito Mihigo lui confie de vive voix ne rien regretter des paroles de sa chanson polémique : « C’était l’apogée de mon message de réconciliation, j’arrivais à une étape où je parvenais à exprimer de la compassion pour toutes les victimes, non seulement les victimes du génocide dont je fais partie, mais aussi des crimes de vengeances du FPR, crimes de guerre et crimes contre l’humanité », lui explique-t-il par téléphone depuis sa cellule. « Je n’ai pas pu m’empêcher de sortir cette chanson, je savais que ça allait provoquer un désaccord terrible avec le gouvernement. Le message est souvent plus important que le messager. »

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Même détenu, malgré les risques et les mises en garde à ce propos, Kizito Mihigo a continué d’échanger avec l’opposition. À peine sortie d’une très longue période d’isolement, l’ancienne candidate à la présidentielle, Victoire Ingabire, elle-même condamnée pour « conspiration contre les autorités par le terrorisme et la guerre et négation du génocide », se dit surprise d’être contactée en avril 2016 par le jeune artiste rescapé. Il lui raconte ses déboires avec un régime avec lequel il dit avoir dû composer pour mener à bien ses activités, allant jusqu’à produire des chansons pour le parti au pouvoir. Mais il assurait ne vouloir se soumettre à aucune étiquette politique pour ne pas amoindrir la portée de son discours. « Pour moi, le message de pardon et de réconciliation est un message qui dépasse les hommes, il vient de Dieu », lui écrivait-il, qualifiant d’« incomplète » la politique de réconciliation du gouvernement.

Une fois libéré en septembre 2018, Kizito Mihigo se sent plus contraint encore qu’en prison. Il espérait obtenir par son silence de reprendre ses activités et celles de sa fondation, mais on le menace de le faire disparaître en cas d’écart de conduite. L’ancien détenu n’a plus de papiers d’identité et peine même à survivre faute de contrats. Les rares personnes qui osent l’engager sont intimidées par les autorités rwandaises, affirme-t-il à RFI. Il assure s’être ouvert de sa situation à des diplomates occidentaux, en vain. Il se dit horrifié par « leur effroyable silence » après chaque assassinat ou mort suspecte de dissidents rwandais comme celle d’Anselme Mutuyimana, le jeune assistant de Victoire Ingabire, retrouvé mort étranglé en mars 2019, quelques mois après sa libération. « C’est étrange de voir comment le monde continue de se taire quand on tue encore des Rwandais ».

L’ancien enfant chéri devenu ennemi public se sait surveillé, mais décide de partir, malgré les risques et les menaces. Dans le plus grand secret, il choisit de s’enfuir par le Burundi, ce pays dans lequel il avait trouvé refuge pendant le génocide de 1994. Même sans papiers, il espérait une fois encore pouvoir rallier l’Europe. « Il avait tout envisagé, qu’il puisse être arrêté ou tué, mais il ne supportait pas de rester à la maison. Il disait qu’il avait une mission à accomplir », explique René Mugenzi. « Kizito Mihigo voulait vraiment que sa voix puisse être entendue. »