Paul Rusesabagina, le héros est en prison au Rwanda

Par Nicolas Delesalle – parismatch.com
Assise dans le salon de la maison familiale où elle nous accueille, en banlieue de Bruxelles, Carine Kanimba, 27 ans, sourit. Cette jeune femme d’origine tutsie, dont les parents ont été tués pendant le génocide, mobilise toute son énergie pour dénoncer un procès qu’elle estime politique, celui de son père adoptif, Paul Rusesabagina. Elle sait que derrière la bataille judiciaire se joue un autre combat : celui de l’opinion publique. Il faut gagner les cœurs, aux Etats-Unis, en Europe, partout où c’est possible. Alors elle veut raconter son père, celui qui la sauva avec sa sœur d’une mort certaine en 1994.
« Un procès ne commence pas par un kidnapping, lâche-t-elle. C’est moi qui lui ai pris son billet pour Dubaï l’été dernier. Si j’avais su… » Paul Rusesabagina avait juré de ne plus remettre les pieds au Rwanda tant que Kagame dirigerait le pays. Il est tombé dans un piège digne de Hollywood. Le 27 août 2020, il décolle de San Antonio, au Texas, pour Dubaï. Il y reste six heures avant de monter dans un petit avion privé en direction du Burundi, où il est invité par un pasteur nommé Constantin Niyomwungere. Sur le groupe WhatsApp familial, il souhaite un bon anniversaire à son petit-fils. Puis il ne donne plus signe de vie pendant trois jours, avant de réapparaître dans une chemise rose de prisonnier sur les écrans de télé. Le pasteur était un appât ; le vol, un traquenard. L’avion était à destination de Kigali, où l’opposant a été cueilli sur le tarmac. Paul Rusesabagina expliquera à la justice rwandaise qu’il se rendait au Burundi pour prendre la parole dans des églises.
Le régime affirme qu’il voulait entrer en contact avec la branche militaire de son parti. Human Rights Watch a qualifié l’opération d’illégale, évoquant une « disparition forcée ». Le Parlement européen a lui aussi dénoncé l’enlèvement. « Il s’est livré ici lui-même, une opération tout à fait formidable », s’est félicité avec un grand sourire le chef des services secrets rwandais, le brigadier général Joseph Nzabamwita. « Paul Kagame n’a jamais supporté la popularité de mon père, explique Carine, il fait tout pour le détruire depuis des années. » L’histoire est digne d’un roman d’espionnage dans les zones grises de l’Afrique des Grands Lacs, une partie d’échecs jouée à distance entre deux hommes qui se prénomment Paul et se vouent une haine parfaite.
Le premier, Paul Kagame, est le président élu de la République du Rwanda. Un homme fin, sec, élancé, réputé pour sa pugnacité, son flegme et sa froideur reptilienne, formé à la lutte armée pendant des années de guérilla clandestine en Ouganda. Et, pour beaucoup, un héros : à la tête du Front patriotique rwandais (FPR), il a mis fin en juillet 1994 au génocide qui, en cent jours, avait causé la mort de 800 000 personnes, des Tutsis pour la plupart, massacrés par des Hutus extrémistes. Au pouvoir depuis plus de vingt ans, réélu avec des scores dépassant les 90 %, Paul Kagame a su redresser économiquement une nation peuplée de victimes et de bourreaux pour en faire l’une des moins corrompues et des plus dynamiques d’Afrique. Un pays avec sa Silicon Valley, ses routes éclairées et ses trottoirs propres, ses buildings flambant neufs où de nombreuses femmes occupent des postes de pouvoir. Applaudi et financé par l’Occident honteux de ne pas avoir agi en 1994, Kagame ne gouverne pas moins d’une main de fer : la presse est aux ordres, les opposants risquent la prison et certains d’entre eux sont morts dans des circonstances mystérieuses, à l’intérieur du pays comme au-delà de ses frontières.
Le second, Paul Rusesabagina, est un homme rond, jovial, toujours tiré à quatre épingles, mocassins cirés, blazer repassé. Un directeur formé pour faire tourner des palaces et satisfaire une clientèle huppée. Un type normal, projeté dans la grande histoire par les hasards de l’existence et la force de sa volonté. Pour beaucoup un héros, lui aussi. Alors qu’il dirige l’hôtel quatre étoiles des Mille Collines, pendant le génocide, ce Hutu sauve la vie de 1 268 personnes venues s’y réfugier, dont sa femme tutsie et leurs fils. Les tueurs massacrent à coups de machette tout autour, mais n’entrent pas dans ses murs. « C’était une île de peur dans un océan de feu », racontera-t-il plus tard. L’hôtelier inonde les miliciens d’alcool, de cigares, de cadeaux pour gagner du temps, sauver des vies. Hollywood s’emparera de son histoire en 2004 avec « Hôtel Rwanda », réalisé par Terry George, avec Don Cheadle dans le rôle de Rusesabagina. Le film reçoit trois nominations aux Oscars et fait de lui un Schindler rwandais, connu du monde entier.
Un an plus tard, avec Mohamed Ali et Aretha Franklin, Paul Rusesabagina reçoit des mains de George W. Bush la médaille de la Liberté, la plus haute distincti on décernée à des civils aux Etats-Unis, puis commence une carrière de conférencier afin de témoigner des horreurs du génocide. Devenu une icône, il profite de cette position pour dénoncer non seulement le silence entourant les crimes de guerre commis par le FPR pendant et après le génocide, mais aussi la politique menée par celui-ci, qu’il considère comme « anti-hutue ». Lui qui a sauvé plus de mille Tutsis pense pouvoir s’exprimer librement. Peu à peu, il délaisse son engagement humanitaire pour se faire le porte-voix de l’opposition rwandaise en exil, qui compte beaucoup d’anciens amis de Paul Kagame. Il ne laisse jamais passer une occasion de dénoncer les dérives autoritaires du pouvoir. Exilé en Belgique, l’ex-hôtelier fonde en 2017 le Mouvement rwandais pour le changement démocratique (MRCD).
Mais selon Carine Kanimba, l’affrontement entre les deux hommes date de plus longtemps. Il aurait commencé au lendemain du génocide. Rusesabagina occupe alors le poste de directeur général de l’hôtel Diplomat, à Kigali, que fréquente Paul Kagame pour y jouer au tennis. Ils se croisent. Se toisent. Rusesabagina est populaire. Kagame le surveille. Et puis il y a cette étrange agression avec une arme à feu, fin 1994, par un militaire. L’hôtelier en réchappe. Mais il comprend que le pays est un volcan encore en fusion : tous les Hutus sont suspects. En 1996, après de nouvelles menaces, il décide de quitter le pays. Ce sera l’Ouganda puis la Belgique, l’ex-puissance coloniale. A Bruxelles, Paul Rusesabagina devient chauffeur de taxi, après avoir renoncé à la nationalité rwandaise et obtenu l’asile politique. Il vit dans l’ombre, raconte ses histoires africaines dans les soirées familiales. En 2002, le réalisateur irlandais Terry George entre par hasard dans son taxi. Le destin frappe parfois deux fois. Trois ans plus tard, le héros d’« Hôtel Rwanda » est à la Maison-Blanche.
« Les relations avec Paul Kagame se détériorent vraiment à ce moment-là, raconte Carine Kanimba. Il entre dans une autre dimension. Il gêne. » C’est à cette époque, en 2006, que dans les journaux rwandais s’esquisse une autre version de l’histoire de l’hôtel des Mille Collines, décrivant un Rusesabagina odieux, opportuniste, ami des génocidaires, s’enrichissant sur le dos de ceux qu’il a sauvés. « Ils ont voulu détruire sa réputation, le faire passer pour un salaud, un négationniste », estime sa fille. A la même période, il est victime d’un grave accident après qu’une voiture conduite par des Africains lui a fait une queue de poisson. « Il était sûr que c’était les services rwandais mais ne pouvait pas le prouver », poursuit-elle. Après trois cambriolages, ne se sentant plus en sécurité, Rusesabagina part s’installer avec sa famille dans une résidence sécurisée à San Antonio, au Texas. Mais la pression autour de lui ne cesse de monter.
Ecouter Carine Kanimba revient parfois à entrer dans un roman qu’auraient pu écrire Franz Kafka et John le Carré. Le lundi 10 septembre 2018, Lys, sœur de Carine et fille aînée de Paul Rusesabagina, sort de l’hôpital bruxellois de Saint-Luc, où elle travaille. Elle reçoit un appel de Kigali. Un inconnu lui explique vouloir entrer en contact avec son père : sa famille devrait beaucoup à celle de Rusesabagina, et il ne supporterait pas de le savoir menacé de mort. Il envoie alors un fichier audio d’une douzaine de minutes, une conversation en kiniyarwanda entre deux agents qui, selon la famille, appartiennent aux services secrets rwandais. Il y est question de tentatives d’empoisonnement avortées de Rusesabagina, d’une volonté de glisser des images pédopornographiques dans son ordinateur pour déclencher une enquête du FBI. L’inconnu ne se manifestera plus, mais l’enregistrement est versé au dossier d’une plainte pour menaces de mort, déposée par Paul Rusesabagina devant la police judiciaire de Bruxelles le 13 septembre 2018. Il pourrait être utilisé par son avocat si la justice rwandaise le permet. Depuis qu’elle défend son père, Carine reçoit par dizaines des messages de haine sur les réseaux sociaux. Un prétendu geôlier de Paul Rusesabagina l’a aussi contactée pour lui proposer un plan d’évasion. Flairant le piège, elle n’a pas répondu.
Pour le discréditer, Kigali l’accuse de s’être enrichi sur le dos de ceux qu’il a sauvés
Le procès de Paul Rusesabagina et de 20 autres prévenus se tient depuis le 17 février devant la haute cour spécialisée dans les crimes internationaux et frontaliers. Poursuivi pour « terrorisme, meurtre et financement de rébellion », Rusesabagina est en train de perdre la partie. En 2018, dans une vidéo largement diffusée par le gouvernement rwandais ces derniers jours, il appelait à « user de tous les moyens possibles pour provoquer le changement au Rwanda, car tous les moyens politiques ont été essayés et ont échoué ». C’est la pièce maîtresse de l’accusation. On lui reproche d’avoir rendu possible une série d’attaques, attribuées à la branche armée de sa coalition, contre des villages isolés de la forêt de Nyungwe, dans le sud du Rwanda, en juin et juillet 2018. Il encourt la réclusion criminelle à perpétuité. Quand on demande à sa fille si Rusesabagina aurait pu lui cacher les activités visées par la procédure judiciaire, elle se récrie : « Il n’a jamais créé ou financé de groupe armé. Depuis que j’ai survécu, je me demande quel est le sens de mon existence. Maintenant, je sais. J’ai une mission, je dois défendre mon père. »
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