L’épouse de Léon Mugesera, condamné à la prison à vie au Rwanda en 2016 pour incitation au génocide, dénonce les conditions de détention de son mari et réclame son retour.
Craignant pour sa propre sécurité, Gemma Uwamariya n’est jamais allée visiter son mari emprisonné au Rwanda. « Il souffre d’une fatigue généralisée. Il a des étourdissements, il s’évanouit et semble faire de la basse pression. Il ne peut pas m’en dire plus parce que le téléphone est sous écoute. Le problème, c’est que les autorités carcérales ne veulent pas l’envoyer à l’hôpital », soutient la dame en entrevue au Journal.
Mme Uwamariya habite toujours au Québec, mais elle a quitté la capitale. « Je voulais revenir dans l’anonymat. À Québec, tout le monde me connaissait », a-t-elle dit en précisant qu’elle n’a jamais toutefois senti de menaces. Ses cinq enfants vivent au pays, dont trois au Québec.
Léon Mugesera a été expulsé du Canada le 23 janvier 2012 au terme d’une longue saga judiciaire qui a débuté en 1995. Le Rwanda demandait son extradition pour le juger à la suite d’un discours prononcé dans ce pays en 1992, qui aurait incité au génocide de 800 000 Tutsis par les Hutus.
À l’époque, une guerre civile faisait rage au Rwanda. Visé par un mandat d’arrestation trois jours après son discours, Léon Mugesera a quitté le pays en décembre de la même année et s’est établi au Québec en 1993 avec son épouse et leurs cinq enfants. Le génocide est survenu en 1994.
Mme Uwamariya continue de soutenir que les traductions accusatrices étaient erronées.
Du sang tutsi
Pour prouver que son époux n’avait pas de haine à l’endroit des Tutsis, MmeUwamariya affirme être en partie de ce groupe et avoir plusieurs de leurs représentants parmi ses proches. « Dans mes veines coule du sang hutu et tutsi. J’ai des cousins et cousines tutsis. Léon et moi sommes parrain et marraine de deux Tutsis. Notre mariage a été célébré par quatre prêtres, dont trois Tutsis, et l’un était un très bon ami de Léon. Nous avions beaucoup d’amis tutsis au Rwanda. La marraine de mon fils aîné est une Tutsie », a-t-elle avancé.
« Alors qu’il était professeur à l’université au Rwanda, Léon y a fait engager un Tutsi. Pourtant, 30 ans plus tard, le fils de ce Tutsi est venu témoigner pendant le procès-fleuve que Léon détestait les Tutsis. Il est invraisemblable que Léon ait détesté des gens qu’il fréquentait et aidait. Mais au Rwanda actuel, quiconque ne témoigne pas comme le procureur l’entend risque de sérieux ennuis », ajoute-t-elle.
La Cour d’appel fédérale en 2003 avait d’ailleurs conclu que « le message qu’a livré M. Mugesera n’est pas, objectivement parlant […] un message d’incitation au meurtre, à la haine ou au génocide. » Elle a ajouté que la Commission internationale d’enquête « a fondé ses conclusions relatives au discours sur des extraits qu’elle a soigneusement choisis et qu’elle a par surcroît manipulés et sur une traduction substantiellement différente de celle retenue pour les fins des présentes procédures. »
Mme Uwamariya dit regretter que la cause de son mari n’ait jamais été jugée au Canada « sur le fond » et que son sort ait été « tranché sur la politique et non sur le droit ».
Garanties
Le 28 septembre dernier, la Cour africaine des droits de l’homme a réclamé de meilleures conditions d’incarcération dans la prison de Mpanga pour Léon Mugesera. « Sa santé se dégrade de jour en jour. Il est abandonné à l’injustice. Est-ce ainsi que le gouvernement d’Ottawa, qui a livré Léon à ses bourreaux, conçoit la défense des droits de la personne ? » lance l’épouse.
« Le Rwanda avait signé des garanties diplomatiques que Léon allait être bien traité et qu’il allait avoir un procès juste et équitable. Mais on constate que rien de ça n’a été respecté. Alors je demande au Canada qu’il fasse tout pour qu’il revienne », conclut Gemma Uwamariya.
CHRONOLOGIE
1981 À 1987
Léon Mugesera étudie à l’Université Laval
1er octobre 1990
Début d’une guerre civile au Rwanda
22 novembre 1992
Léon Mugesera prononce un discours au Rwanda dans un rassemblement politique
25 novembre 1992
Le gouvernement rwandais tente d’arrêter Mugesera pour son discours
Décembre 1992
Mugesera fuit le Rwanda avec sa famille
4 août 1993
Les accords d’Arusha mettent un terme à la guerre
12 août 1993
Léon Mugesera, sa femme et leurs 5 enfants arrivent au Québec
6 avril 1994
L’avion transportant les chefs d’État du Rwanda est abattu par un missile
7 avril 1994
Début du génocide des Tutsis par la majorité Hutu. Selon l’ONU, 800 000 personnes sont tuées en moins de 3 mois.
1995
Le ministère de l’Immigration du Canada demande l’expulsion de Léon Mugesera
11 juillet 1996
Un arbitre de la Commission de l’immigration ordonne l’expulsion de M. Mugesera
6 novembre 1998
La Section d’appel de la Commission maintien l’ordre d’expulsion
12 avril 2001
La Cour fédérale demande à la Section d’appel de réexaminer une partie de ses décisions, mentionnant que le discours n’avait pu être relié à des meurtres
8 septembre 2003
La Cour d’appel fédérale «infirme plusieurs conclusions de fait de la Section d’appel et annule la mesure d’expulsion au motif que le ministre ne s’était pas acquitté de son fardeau de la preuve»
28 juin 2005
La Cour suprême renverse la décision de la Cour d’appel, «le ministre n’a pas à démontrer l’existence d’un lien de causalité direct entre le discours et un meurtre ou un acte de violence. Vu son caractère inachevé, l’incitation est punissable en elle‐même, sans égard au résultat»
L’expulsion est retardée, notamment parce que le Rwanda pratique la peine de mort
25 juillet 2007
Le Rwanda abolit la peine de mort
24 novembre 2011
Le fédéral tranche que Léon Mugesera ne fera pasface à des risques significatifs s’il retourne au Rwanda
4 janvier 2012
Léon Mugesera dépose une demande de sursis
11 janvier 2012
La Cour fédérale rejette la demande de sursis. Le Comité contre la torture de l’ONU demande de ne pas expulser Léon Mugesera
12 janvier 2012
La Cour supérieure du Québec prononce un sursis temporaire
23 janvier 2012
La Cour supérieure du Québec conclut qu’elle n’a pas la compétence pour juger de l’affaire, Léon Mugesera est expulsé le jour même vers le Rwanda
17 septembre 2012
Ouverture du procès à Kigali
15 avril 2016
Il est condamné à la prison à vie
28 septembre 2017
La Cour africaine des droits de l’homme ordonne aux autorités de «cesser toute action susceptible de porter à son intégrité physique et à sa santé (…) et de lui donner accès à ses avocats»
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