La guerre est arrivée insidieusement à Uvira, comme elle l’avait fait des années auparavant au Rwanda. En se faufilant de façon deguisee avant de surprendre les gens avec toute sa violence. La guerre est arrivée dans leur ville sous la forme d’un nombre croissant de personnes venant des villages voisins à la recherche de nourriture, signe que l’armée avait coupé les vivres et les gens mouraient littéralement de faim.
Les tantes du mari de Claire ont ouvert leur maison à des étrangers, essayant d’en nourrir autant qu’elles le pouvaient.
Plus personne ne pouvait aller se baigner car l’armée et la police patrouillaient les rives du lac, à la recherche de cet ennemi qui progressait rapidement vers eux.
L’instinct de survie de Claire s’est immédiatement reveillee et elle a exhorté sa famille à fuir. Elle refusait de s’asseoir là a attendre que la guerre ne bloque toutes les sorties de la ville. La famille a décidé de chercher refuge chez un oncle de son mari, dans une petite ville appelée Kazimia, sur le territoire de Fizi, sur la rive ouest du lac Tanganyika, à environ 171 kilomètres au sud d’Uvira.
Claire et son mari, Clémantine, la petite Mariette et quelques autres membres de la famille ont emballé quelques affaires et ont sauté sur un petit bateau. 171 kilomètres sur un embarquement fragile pourrait vous sembler plus suicidaire que de rester dans une ville assiégée, mais il n’y avait pratiquement pas de routes dans cette partie du pays, et le lac était pratiquement le seul chemin possible. Heureusement, ils sont arrivés sains et saufs.
Kazimia était un petit village du sud de la province du Sud-Kivu, proche du Maniema pour ceux d’entre vous qui connaissent un peu la géographie du Congo. À cette époque, Kazimia était inconnue du monde mais des années plus tard, elle allait figurer sur la longue liste des localités qui ont été le théâtre des tueries et d’autres atrocités pour lesquelles cette horrible guerre est connue aujourd’hui.
S’il n’y avait pas cette peur ambiante, la végétation équatoriale luxuriante de Kazimia aurait été un spectacle magnifique à leurs yeux fatigués. Mais à cette époque qui rappelait cruellement la vie qu’ils avaient fui un peu plus de deux ans plus tôt, tout semblait sombre et effrayant pour la jeune famille.
La famille de l’oncle de Rob, qui était un pasteur, les a accueillis à bras ouverts. Comme à Uvira, leur famille élargie d’oncles et de tantes était très sociable et attentive à tous leurs besoins. Mais Clémantine ne voulait pas de nouvelles tantes, ni une nouvelle famille. Elle ne voulait plus s’attacher à de nouvelles personnes.
Quitter Uvira si brusquement avait ouvert de vieilles blessures et réveillé sa peur de l’abandon qui s’était endormie depuis. Elle était en colère contre elle-même d’avoir laissé sa garde tomber et s’être sentie chez elle dans ce pays étranger. Comment avait-elle pu imaginer qu’un enfant réfugié pouvait appartenir n’importe où, se répétait-elle.
Et elle avait raison: quelques semaines après leur arrivée, la guerre a atteint Fizi et la famille a dû fuir à nouveau. Cette fois, ils ont pris la décision de quitter le pays et de traverser la frontière vers la Tanzanie voisine. La décision était importante pour Rob et sa famille car, contrairement à sa femme et à sa belle-sœur, ils n’avaient jamais été réfugiés dans leur vie.
Mais la guerre ne s’accompagne jamais d’une large panoplie de choix, n’est-ce pas?
Au début de 1997, quelques mois après le début de la guerre du Congo, Rob a mis sa femme, leur bébé et Clémantine sur un petit bateau et est resté pour organiser la fuite du reste de sa famille. Ce deuxième voyage en bateau en quelques semaines était plus périlleux que celui d’Uvira à Kazimia car ils ne devaient pas seulement naviguer dans les eaux peu profondes de la cote mais ils devaient traverser le lac et le milieu avait près de 1500 mètres de profondeur.
Ils étaient une cinquantaine de personnes à bord, affolées et accrochées chacune à leurs biens les plus précieux, ces choses de valeur sentimentale que vous n’avez jamais le cœur d’abandonner, même quand vous fuyez pour sauver votre vie. Les parents s’accrochaient à leurs enfants sans respirer, comme si respirer allait renverser le bateau.
Le pire des scenarios s’est immédiatement produit: peu de temps après avoir quitté le rivage, le bateau a commencé à prendre l’eau, ce qui a rendu tout le monde encore plus frénétique que lors de leur départ. Le conducteur a intimé à tout le monde de délester les affaires et chacun s’est exécuté, jetant ses affaires une à une par-dessus bord, diplômes, vêtements, assiettes de porcelaine précieuses et argenterie, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. Mais le bateau a continué à prendre de l’eau et Clémantine a vu l’eau monter jusqu’à sa taille. Pensant que leur fin était proche, Clémantine a désespérément prié Dieu d’épargner sa petite nièce de 7 mois.
Mais leur heure n’était pas venue, pas encore. Ils sont arrivés de l’autre côté du lac, avec presque rien d’autre que les vêtements sur le dos et un peu d’argent. Un long voyage les attendait, mais ils n’avaient plus d’énergie pour gravir les montagnes entourant le lac. Au lieu de cela, ils ont fait leur lit dans le sable et ont dormi dans la froide nuit tanzanienne, sous une pleine lune des plus austères.
Le lendemain, la police de l’immigration a rassemblé tout le monde et les a emmenés dans une école transformée en centre de transit de fortune. Clémantine ne voulait pas laisser Mariette hors de sa vue. Elle lui a fait un lit de bébé dans une valise vide et l’a soigneusement recouverte d’une couverture pendant que tout le monde dormait par terre.
Mariette ne pleurait pas. En fait, elle ne pleurait jamais comme si elle était consciente de ce qui se passait dans ce monde étrange dans lequel elle etait née.
Le lendemain matin, un spectacle familier, quelque chose qu’ils avaient espéré ne plus jamais revoir de leur vie: des camions blancs avec le logo bleu et blanc du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés – HCR. Les camions étaient là pour les emmener à Kigoma, leur nouvelle maison loin de leur ancienne maison, qui était également éloignée de la précédente, tous de plus en plus loin de leur maison et de leur pays natals.
Kigoma est une ville et un port lacustre du nord-ouest de la Tanzanie, un peu plus grand qu’Uvira, sur les rives nord-est du lac Tanganyika. Bien qu’elle soit l’une des régions les plus pauvres de Tanzanie, la proximité de Kigoma avec le Burundi et le Zaire afait que la region soit le refuge de milliers de réfugiés depuis les années 1970.
Le camp où ils sont restés, une des nombreux camps que comptait la region, avait une foule mixte de Zaïrois, de Rwandais et de Burundais. Clémantine a instinctivement commencé à scanner la foule du regard pour voir si ses parents et son frère Pudi étaient là, mais malheureusement ils ne l’étaient pas.
Rob les a rejoints plus tard, mais il les a sortis du camp et ils sont allés vivre avec un membre de leur famille qui avait vécu en Tanzanie pendant des décennies. Il essayait toujours de s’accrocher à l’idée de normalité, refusant de voir ou d’accepter que les choses avaient cessé d’être normales le moment que la guerre avait éclaté.
Mais les nouvelles de la guerre progressant rapidement de l’autre côté de la frontière éteignaient une à une toutes les lueurs d’espoir qui restaient en eux. Sans perspective de gagner leur vie dans cette région pauvre et sans possibilité de rentrer chez eux, il ne leur restait plus que ce qu’ils avaient appris à faire depuis 1994: récupérer leurs affaires et s’éloigner au plus loin de la tempête.
Claire, le pilier de la famille, avait une énergie qui ne cessait d’étonner sa petite sœur. Sa sœur aînée ne se laisser jamais aller, elle ne perdait jamais de temps à se plaindre de leur situation. Son cerveau fonctionnait en permanence et elle captait toutes les informations qu’elle pouvait glaner au passage. C’est ainsi qu’elle a appris que le Malawi voisin avait de meilleures conditions pour les réfugiés que la Tanzanie, alors ils se sont dirigés vers le sud.
Le trajet en bus était épuisant. Le paysage équatorial du Congo avait depuis longtemps laissé place à une savane arborée et la terre sombre avait laisser place à une poussière rouge qui vous collait à la peau et teintaient vos habits.
Traverser la frontière allait être un défi car ils n’avaient pas de documents de voyage. La famille s’est séparée, Clémantine et Mariette sont restées dans le bus pendant que Rob et Claire tentaient de traverser la rivière à pied. En fait, ce n’était pas vraiment à pied mais en bateau car la Tanzanie et le Malawi sont séparés par une autre rivière, la rivière Songwe, une rivière beaucoup plus dangereuse que l’Akanyaru, avec des courants très forts qui pouvaient vous aller vous jeter a des centaines de mètres en aval.
Le couple a été attrapé par la police et Claire a été sévèrement battue avec une barre de fer jusqu’à ce qu’ils acceptent de payer la police pour les laisser entrer. Même si elle était contusionnée et que chaque mouvement qu’elle faisait était atrocement douloureux, Claire est restée calme et résolue, ne versant aucune larme dans ce long trajet jusqu’à Dzaleka, le plus grand camp de réfugiés du Malawi.
Dzaleka est un camp construit sur un plateau latéritique dans le district de Dowa, à environ 50 km de Lilongwe, la capitale du Malawi. Dzaleka a été créée par le HCR en 1994 en réponse à l’exode massif qui a suivi la guerre et le génocide au Rwanda et les conflits au Burundi et au Zaire.
Malgré son histoire passée assez méprisable – Dzaleka était une prison politique où six mille détenus qui s’étaient opposés à la domination coloniale étaient détenus, à l’époque où le Malawi s’appelait encore Nyasaland et était occupé par les Britanniques – et cela ressemblait encore à une prison avec la clôture grillagée et les gardes aux portails, mais les maisons en briques rouges ressemblaient à des palais par rapport aux tentes où elles avaient vécu dans leur ancien camp de réfugiés.
Le camp était si bondé qu’ils étaient obligés de partager la pièce avec vingt étrangers, et il n’y avait pas assez de matelas pour tout le monde. La plupart dormaient sur des cartons au sol et ceux qui avaient de la chance dormaient sur ou en dessous d’une table.
Claire et Clémantine ont rapidement retrouvé tous ces réflexes dont vous avez besoin pour survivre dans un camp de réfugiés. Clémantine était une fois encore celle en charge d’aller puiser de l’eau et elle devait une fois encore se débrouillait pour ne pas se faire voler une autre précieuse marmite. Claire, toujours créative et énergétique, était à la recherche d’opportunités pour gagner un peu d’argent et se préparer à leur prochain déplacement.
À la surprise de sa famille, elle a eu l’idée de vendre de la viande. Elle allait au village voisin revendre des produits alimentaires qu’ils recevaient dans le camp et utilisait l’argent pour acheter une chèvre.
Rob a essayé de trouver un emploi dans le camp, espérant que son expérience avec une ONG au Burundi compterait pour quelque chose, mais le camp était plein de gens avec des expériences passées et aucun emploi pour aucun d’entre eux. Au bout d’un moment, il a abandonné et laissé sa femme gagner le pain de la famille, ce qui était extrêmement humiliant pour lui.
Contrairement à sa femme et à sa belle-sœur, Rob ne s’est jamais adapté à la vie de réfugié. Quand elle l’on rencontré pour la première au camp de refugies de Ngozi, au Burundi, il était gentil et attentionné. Depuis le début de la guerre au Zaïre, il était devenu violent et amer, et prenait souvent sa colère sur sa petite famille.
Heureusement, Claire ne laissait pas ses problèmes conjugaux la briser là où la guerre avait échoué de le faire. Elle est restée focalisée sur le futur, toujours à l’affût d’un moyen de sortir de cet enfer vivant et avait l’intention de mettre tout le monde en sécurité, y compris le père de ses enfants.
Une fois de plus, ils ont entendu parler d’un autre endroit où la vie pourrait être meilleure que ce qu’ils avaient à Dzaleka, alors ils ont repris la route. Direction: Mozambique. Ils ont quitté le camp dans la nuit pour ne pas se faire prendre, ont marché dans les champs et à travers plusieurs petits ruisseaux jusqu’à ce qu’ils atteignent un arrêt de bus et se dirigent vers le Mozambique. 500 kilomètres au sud de Dzaleka!
Ils avaient quitté le Rwanda quatre ans auparavant.
Ils se sont d’abord arrêtés dans la ville de Tete, au bord du fleuve Zambèze, à 244 km au sud de Lilongwe. À leur grande surprise, un policier, qui parlait swahili et était un ancien réfugié tanzanien, leur a donné de l’argent pour payer des billets de bus et les a orientés vers le camp de réfugiés de Bobole dans la banlieue de Maputo, la capitale du Mozambique.
Comme Dzaleka, il n’y avait pas de tentes. L’endroit ressemblait plus à une auberge et était géré par une congrégation chrétienne.
Clémantine avait espéré retourner à l’école un jour, lorsque ‘la guerre serait finie’, mais cela lui paraissait de moins en moins probable. A Bobole, elle devait rester à la maison et s’occuper de Mariette mais elle était reconnaissante qu’ils aient un toit sur la tête et les moyens de prendre soin de sa nièce.
Claire aussi était reconnaissante de ces quelques bénédictions mais loin d’en être satisfaite au point de vouloir y rester. Lorsqu’elle a appris que certaines personnes étaient réfugiées au Mozambique depuis 15 à 20 ans, Claire a eu peur à l’idée que le même sort les attendait.
Même si elle ne parlait aucun mot de portugais et que c’était la première fois qu’ils vivaient dans une si grande métropole, Claire a courageusement commencé à chercher des opportunités d’affaires, avec l’aide d’un Rwandais qui vivait à Maputo depuis 16 ans, quelqu’un qu’ils ont rencontré dans le refuge pour réfugiés.
Claire a commencé par acheter des articles d’aide alimentaire à d’autres réfugiés et est allée les vendre en ville. Quand elle a eu assez d’argent, elle a commencé à vendre de la friperie au marché. Et quand Claire a gagné assez d’argent, elle a convaincu sa famille qu’il était temps de déménager dans un endroit meilleur: le géant Eldorado voisin, l’Afrique du Sud.
Ils ont fait leurs valises et se sont dirigés vers la frontière. Pas de rivière cette fois mais une clôture électrique, qu’ils ont traversée à l’aide d’un coyote.
La vue de Durban, la capitale de la province du KwaZulu-Natal, et la vue de l’océan était fascinants. La ville de plus de trois millions d’habitants n’avait rien à voir avec ce qu’elles avaient jamais vu auparavant.
Cette fois, ils vivaient dans la ville et non plus dans un camp de réfugiés. Bien qu’ils vivaient dans un quartier pauvre, ils y étaient légalement car l’Afrique du Sud donnait des visas aux réfugiés et ne les rassemblait pas pour les emmener dans des centres ou dans des camps, et ils ne risquaient pas de se faire expulser.
Claire a trouvé du travail comme femme de ménage et, dans ses temps libres, a repris son commerce de vente de vêtements d’occasion au marché. Ils pensaient avoir enfin trouvé un endroit pour s’installer et commencer à penser à l’avenir, mais Rob avait le mal du pays et ne voulait pas envisager de vivre ailleurs que chez eux alors il a convaincu sa femme de retourner au Zaïre.
Alors, un jour, il a embarqué sa femme, sa fille et Clémentine dans un bus et les voilà, voyageant en sens inverse, traversant les frontières du Mozambique, du Malawi, de la Tanzanie et atterrissant exactement là d’où elles étaient partis. Comme toujours, Rob est resté derrière et a promis de les rejoindre une fois qu’elles seraient installées.
Près de deux ans s’étaient écoulés depuis qu’ils avaient fui le Zaïre, et tout était complètement différent.
Le pays avait un nouveau nom, la République Démocratique du Congo, de nouveaux dirigeants, et la guerre avait enflammé tout le Sud et Nord-Kivu.
En revenant au pays, elles avaient pensé s’arrêter à Kazimia pendant quelques jours avant de se rendre à Uvira mais au moment où ils sont arrivés au Congo, elles ont compris que cde projet était complètement utopique. Kazimia était devenue un champ de bataille massif avec des soldats rebelles de différents pays partout et les maisons en ruines. Comme au Rwanda en 1994, il y avait des cadavres partout et personne pour les déplacer. Il était difficile d’imaginer que cette terre était autrefois calme et paisible.
Il y avait un couvre-feu le soir, mais même s’il n’y en avait pas eu, il aurait été fou de s’aventurer dehors avec des bombes qui explosaient tout le temps et des soldats sillonnant les rues. Certains d’entre eux étaient des enfants soldats à peu près de son âge, s’occupant d’armes aux côtés des hommes qui les avaient probablement rendus orphelins.
L’électricité avait été définitivement coupée et la plupart des robinets et des fontaines étaient complètement secs. Autrefois pleine de vie, la maison du pasteur était silencieuse et tout le monde passait la plupart du temps à se cacher sous les lits comme si les bombes ne pouvaient pas les atteindre là-bas.
Clémantine a entendu parler d’histoires de femmes et de jeunes filles de son âge et encore plus jeunes agressées sexuellement par des rebelles, et pour la première fois de sa vie, elle a compris qu’être une enfant n’était pas une protection dans une guerre.
Et contrairement aux autres, elle ne pouvait pas rester cachée dans la maison toute la journée. La plupart des gens de la maison étaient des personnes âgées, alors les enfants ont dû aller chercher de l’eau à la rivière. Quand elle sortait, Clémantine – qui avait déjà 11 ans – se fagotait, portant des vêtements surdimensionnés pour ne pas attirer l’attention des hommes.
Pendant un moment, Clemantine est tombée malade et sans médicament dans leur petit hôpital, tout le monde a pensé qu’elle allait mourir. Elle a perdu du poids et tout sens de l’endroit où elle était et ni de qui elle était. Lorsqu’ils l’ont emmenée à l’hôpital, au lieu de la soigner, les médecins ont prié pour elle car ils n’avaient rien d’autre à lui offrir.
Mais une fois de plus, Dieu a prévalu et Clémantine a survécu. Mais quelque chose était brisé en elle. Tous ses espoirs s’étaient fracassés un à un, et elle pouvait voir la mort se profiler au loin. Pour aggraver les choses, Claire était enceinte et ses mouvements étaient limités, il était donc hors de question de reprendre la route.
En août 1999, la grossesse de Claire est arrivée à son terme et la famille l’a transportée à l’hôpital. Quelques heures l’accoucher de son deuxième enfant, Freddy, l’hôpital a été bombardé. Malgré son état affaibli, elle a enveloppé son nouveau-né dans une couverture et a regagné la relative sécurité de la maison.
Le bombardement a duré plusieurs jours et tout le monde se cachait sous les lits. Toute la maison. Personne n’osait s’aventurer dehors pour savoir ce qui se passait. Rob ne les avait pas rejoints comme promis, donc il n’y avait personne d’autre que Clémantine pour s’occuper de Claire, Mariette et Freddy et prendre des décisions pour toute la famille.
Ils savaient qu’ils devaient partir, mais où? Rwanda? Burundi? De retour en Tanzanie? Malawi? Mozambique? Afrique du Sud?
Elles auraient dû être en colère contre elles-mêmes pour être revenues au Congo, mais il n’y avait même pas le moment de se mettre en colère. La survie était la seule chose qui comptait. Survivre aux bombes, éviter les mines terrestres et les viols, ignorer cette faim constante et ironique dans un pays qui était autrefois si abondant en nourriture.
Quand Claire a été assez forte pour supporter le voyage, un bon samaritain, un prêtre, les a aidés à monter sur un bateau et à se rendre dans le seul pays bordant le lac Tanganyika où ils n’étaient pas encore allés: la Zambie.
Avec le peu d’argent qui leur restait, elles ont pris le bus pour Lusaka où elles sont arrivées complètement éreintées, pauvres, démunis, sans abri et apatrides. Exactement de la même manière qu’ils étaient des années auparavant, sauf que cette fois, les deux petits enfants dans leur petite cellule familiale avaient tous les deux moins de trois ans et étaient nés quelque part entre la guerre et la paix.
À Lusaka, Claire a refusé de chercher un autre camp de réfugiés ou un centre d’hébergement. Elle ne voulait plus de cette vie, ni pour elle, ni pour sa sœur, ni pour ses deux enfants. Ils sont allés sur le marché à la recherche de quelqu’un qui pourrait les aider, mais la plupart des gens étaient trop occupés pour s’arrêter.
Heureusement, une dame a vu les enfants assis sur un banc dans la rue et leur a demandé pourquoi ils étaient là. Elle était tellement bouleversée par leur histoire qu’elle les a envoyées à son pasteur. Claire, sa sœur adolescente et ses deux enfants, sont donc allé frapper à la porte d’une maison inconnue, presque certaine que personne ne leur ouvrirait à cette heure si tardive de la journée.
Mais la porte s’est ouverte, et le pasteur et sa femme leur ont donné un endroit pour rester pendant qu’ils cherchaient où rester.
Comme toujours, Claire ne perdait pas de temps à rester les bras croisés. Elle a parcouru Lusaka à la recherche d’opportunités de gagner de l’argent. Quand on y pense, c’était extraordinaire de voir comment elle a toujours réussi à trouver quelque chose. La jeune fille qui rêvait autrefois d’aller à l’université et d’accumuler des diplômes avait disparu depuis longtemps et avait laisser place à cette mère poule farouche autodidacte.
Elle avait un don naturel pour se fondre dans la masse dans les endroits les plus improbables. En Afrique du Sud, par exemple, elle transportait des journaux en langue zoulou dans le bus, non pour les lire – elle ne parlait pas zoulou – mais pour que personne ne sache qu’elle était étrangère. Au Malawi, elle portait de longues jupes et se couvrait la tête comme le faisaient les femmes rurales pour pouvoir entrer et sortir du camp sans se faire remarquer. Elle avait un don pour les langues et avait la facilite à s’imprégner des habitudes culturelles, apprenant rapidement tous les dialectes locaux et les us et usages de chaque société dans laquelle ils se retrouvaient.
À Lusaka aussi, ils se sont fondus dans la masse, même si rien n’a jamais été facile. Le seul endroit qu’elles pouvaient se permettre était un bidonville appelé Chibolya. Chibolya est le plus grand quartier pauvre de Lusaka. Le lieu était sale, sans assainissement public, avec des eaux usées stagnant entre les maisons, et des gangs et des prostituées errant dans les rues.
Rob avait retrouvé les nouvelles de sa femme et de ses enfants et il était venu les rejoindre en Zambie. Il était toujours aussi abusif physiquement et psychologiquement, mais étrangement, Claire ne voulait pas que ses enfants grandissent sans leur père, alors elle l’a supporté aussi longtemps qu’elle le pouvait.
Comme dans d’autres endroits où ils vivaient auparavant, Claire était la principale source de revenus pour la famille. Elle s’était liée d’amitié avec des gens qui vendent des habits au marché et arpentait la place à la recherche de clients pour eux. En échange, ils lui donnaient de petites commissions pour son travail acharné. Les gens l’aimaient beaucoup, sa façon de toujours sourire et sa facilite à aborder les passants.
Un sourire qui cachait bien toutes les difficultés et tous les chagrins qu’elle vivait. Les plus durs moments étaient lorsque l’immigration faisait des descentes pour arrêter les sans-papiers et les migrants devaient arrêter de travailler pendant un certain temps. Dans ces moments-là, elle n’avait pas les moyens de s’occuper des enfants et elle était obligée de les placer chez des amis pendant plusieurs semaines atroces.
Mais elle n’a jamais abandonné. Toujours souriante, toujours gentille, toujours optimiste.
Ils vivaient à Lusaka depuis moins d’un an lorsque Claire rentra chez elle avec un grand sourire et la plus extraordinaire des nouvelles. Elle avait appris d’une femme de son groupe de prière que les Nations Unies avaient lancé un programme pour les réfugiés qui avaient survécu au génocide pour les aider à se réinstaller… aux États-Unis d’Amérique !
Vous pourriez penser que c’est un canular, mais ce n’était pas le cas. La femme qui leur avait donné les informations les a aidés à remplir les formulaires et trois mois plus tard, Claire et sa famille ont été convoquées pour un entretien à l’ambassade américaine.
Un autre miracle s’est produit: pour la première fois de leur vie, Rob a repassé les vêtements de sa femme qu’elle allait porter à l’ambassade américaine !!
Le reste est pratiquement un conte de fées. La famille a passé l’entretien et le jour est venu où Rob, Claire, Clémantine, Mariette et Freddy ont embarqué pour la première fois de leur vie dans un avion et se sont dirigés vers une ville appelée Chicago, aux États-Unis, dans l’État de l’Illinois.
Des faux prophètes avaient annoncé que l’année 2000 devait être l’année où le monde terminerait pour nous tous, mais pour Clémantine Wamariya, 12 ans, et Claire Mukundente, 21 ans, mère de deux enfants et enceinte de son troisième enfant, c’était tout sauf la fin.
Chicago allait être la ville de nombreuses nouvelles premières fois, poétiquement divergentes des autres premières qu’ils avaient connu dans leur vie jusque-là, première fois séparés de leurs parents, première fois dans une guerre, première fois dans un génocide, première fois fuyant pour leur vie, première fois de voir des morts, première fois d’être des enfants réfugiés, première fois de traverser des frontières…
Chicago allait être le lieu où, pour la première fois, Clémantine allait à l’école – à 12 ans, la première fois qu’elle gagnait un concours d’ecriture, et la première fois qu’elle était invitée à rencontrer son rôle modèle, Elie Wiesel.
Chicago allait être le lieu où Claire et Clemantine allaient retrouver leurs parents, pour la première fois en 12 ans. Une reunion orgamisee par une reine du la télévision nommée Oprah Winfrey.
La première fois qu’elles allaient apprendre que leur frère bien-aimé, Claude ‘Pudi’, avait été tué pendant le génocide.
Chicago était aussi la première fois que les deux sœurs allaient être séparées – Clémantine ayant était placée dans une famille d’accueil – mais elles n’allaient jamais resté trop loin l’une de l’autre.
Et Chicago allait être la première fois que Clemantine allait apprendre qu’elle était admise dans une université de l’Ivy League, à Yale, la même université fréquentée par une jeune femme appelée Michelle Robinson, la future Première Dame des États-Unis d’Amérique.
Et sa première fois de parler de son parcours de vie et de raconter son histoire devant un public. Sa première fois de devenir une auteure à succès. Sa première fois de devenir militante des droits de la personne.
Chicago a également été le théâtre de nombreuses premières pour Claire Mukundente.
En tant que mère de trois jeunes enfants, elle ne pouvait pas réaliser son rêve de retourner à l’école. Elle a d’abord nettoyé les chambres d’hôtel en apprenant l’anglais, mais cela ne l’a pas empêchée de SAVOIR que sa vie s’améliorerait un jour.
Quand ses enfants étaient assez âgés, elle a décidé de devenir… enseignante. Mais pas n’importe quelle enseignante. Une enseignante pour les nouveaux arrivants aux États-Unis, des réfugiés comme elle. Elle leur a appris ce qu’elle savait le mieux: comment survivre et surmonter vos circonstances. Après tout, n’était-elle pas allée dans la meilleure université du monde: l’université de la vie?
Elle a trouvé un emploi dans un centre de santé communautaire et est rapidement devenue un pilier de sa communauté. Des gens venaient à sa porte de nulle part, parfois au milieu de la nuit, pour lui demander de les aider à comprendre un document ou de formuler une réponse à une communication officielle.
Parlant couramment quatre langues africaines, ainsi que l’anglais et le français, elle interprétait souvent pour les réfugiés, dont beaucoup avaient vécus dans les mêmes camps de réfugiés qu’elle avant d’être réinstallés aux États-Unis.
Aujourd’hui, Claire et Clémantine sont de brillantes orateurs publics.
Dans un Ted Talk de novembre 2017, qui a été visionné plus d’un million de fois, Clemantine a dit quelque chose que je n’oublierai jamais:
«Quand j’étais en quatrième, mon professeur m’a donné une fiche de vocabulaire comprenant le mot ‘génocide’. Je l’ai détesté. Le mot génocide est froid… trop général… pas assez sanglant… et déshumanisant. Aucun mot ne peut décrire ses répercussions sur une nation. Vous devez savoir que, dans ce type de guerre, les maris tuent les femmes, les femmes tuent les maris, les voisins et les amis s’entretuent. Quelqu’un au pouvoir nous dit : ‘ Ces gens, là-bas… n’ont pas leur place ici. Ils ne sont pas humains.’ Et les gens le croient. Je ne demande pas de mots pour décrire ce genre de comportement. Je demande des mots pour l’arrêter. Mais où sont les mots pour arrêter ça ? Comment trouvons-nous ces mots ? Je pense sincèrement que nous devons continuer d’essayer. »
Oui, nous devons tous nous efforcer de rechercher et de trouver les mots – et les actions – pour mettre fin à de telles atrocités et empêcher qu’elles ne se reproduisent.
Merci Clemantine Wamariya et Claire Mukundente, nous sommes extrêmement fiers de vous.
CONTRIBUTEUR:
Um’Khonde Patrick Habamenshi