Kizito Mihigo: 100 jours sans toi, une éternité.

Par Clarisse Mukundente Kayisire et Muzima Philibert

Le 26 mai 2020: Le matin du lundi 17 février 2020, il y a cent jours, le réveil fut brutal. Nous apprenions avec une telle tristesse, ressentie comme un choc qui vous fait vibrer les orteils, ta mort cher frère, Kizito Mihigo. Comme ton vécu depuis la chanson ‘’igisobanuro cy’urupfu’’, ta mort, tu le sais bien, n’a pas fait l’unanimité.

Dans ce pays qui est nôtre, la mort la plus suspecte est considérée comme naturelle, tandis que la mort la plus naturelle est entourée de suspicions. Mais la tienne n’a rien de naturelle, évidemment, pour les uns, attribuable à la police et pour les autres, relevant d’un acte suicidaire. Pour ces derniers, affaire classée, tu es mort et enterré et en plus c’est ta faute. L’expression ‘’Va te suicider’’ est même venue enrichir le vocabulaire des insultes du net.

Pour les premiers qui doutent de ton suicide, ils se posent encore des questions sur ta mort, quand, comment, mais surtout, pourquoi! Ce que nous savons et que tu dois savoir aussi, c’est qu’il est de ces pertes que l’on pleure tous les jours, pour toujours. Il est aussi de ces crimes que mêmes ceux qui sont impliqués regrettent. À la mort de Jésus, pendu comme Kizito, ses tueurs n’ont-ils pas dit enfin : « Certainement, cet homme était le fils de Dieu »(Mc 15, 39)? Il en est ainsi de ta mort également, cher Kizito. Des torrents de larmes ont coulé jusque dans les lits. Les femmes et enfants t’ont pleuré. Tous ceux qui sont impliqués dans ta mort de près ou de loin sont sans paix, tu les hantes.

À tous ceux qui regrettent ta mort, tu es l’homme du pardon, apprends-les à croire que tu leur as pardonné. Apprends-les à croire en ton pardon. Apprends-les à pardonner, enfin. Tant qu’il y a la vie, il y a l’espoir. Apprends-nous à croire qu’ils peuvent changer, qu’ils peuvent enfin avoir un coeur de chair, pas de pierre. Apprends-nous aussi à pardonner, comme tu as pardonné à ceux qui t’ont fait du mal. Apprends-nous à carburer, comme toi, cher Kizito, par l’amour et le pardon, et non pas par la haine et la rancœur. Apprends-nous à pardonner à nos ennemis comme tu as pardonné à ceux qui ont tué ton père.

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Cent jours sans toi, Kizito, c’est toute une éternité.  

Cent jours sans toi est un calvaire. T’es-tu suicidé? T’ont-ils trucidé? L’heure n’est plus au débat mais 100 jours sans toi, c’est comme si c’était hier, mais c’est aussi comme une éternité. Tellement tu nous manques.

Au fait, sais-tu pourquoi nous avons attendu au terme de ces « Cent jours » pour te rendre une petite visite? L’expression date de 1815 alors que Napoléon, en 100 jours, reprend le pouvoir, part en guerre et subit la défaite. Depuis ce temps, les « 100 premiers jours » sont considérés comme une période suffisante pour évaluer le potentiel des dirigeants en Occident et ce au point d’en être devenu une obsession. C’est toujours à la une des journaux après les 100 jours suivant l’élection d’un Président ou d’un Premier Ministre. Quoi de plus normal que de te consacrer un article cent jours après que tu nous as quitté.

Ici, ce n’est pas l’évaluation d’une quelconque performance, c’est l’évaluation du néant attribuable à ton absence. Le vide que tu as laissé dans nos cœurs est toujours béant. Impossible de faire autrement avec ton livre découvert après ta mort. Tu as vraiment le don d’énerver tes détracteurs, mais de ravir tes admirateurs. Tu devais t’y attendre, ton livre est trop controversé. Te connaissant bien, pour nous faire taire, nous tous, tu nous aurais gratifié d’une de tes chansons à la fable de Jean de la Fontaine.

Nous y voilà! Nous n’aurons plus ce plaisir d’entendre une multitude de tes créations dont tu nous aurais abreuvé jusqu’à la fin de notre mort. La semaine passée, un de tes amis que tu admirais tant a éclaté en sanglots comme un bébé quand on a évoqué ton nom. Je n’oublierai jamais sa phrase, ‘’Imana izabahana’’, en pensant à tous ceux qui t’ont fait mal.

De toutes les phrases de désespoir, celle-ci exprime le mieux l’impuissance de l’homme, plié en deux par la douleur. Elle ne soulage pas du tout, elle condamne à l’immobilisme et à l’inertie totale. Cette sensation d’être vidé de toute énergie pouvant pousser à l’atrophie de l’ensemble des organes du corps. La justice divine est trop lente et peut accepter des pots de vin pour effacer tout quand on se repent. Pour passer au travers de cette douleur attribuable à ta perte, mieux vaut fait appel à Spinoza : ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas maudire, ne pas prier, ne pas se soumettre…mais comprendre.

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La fenêtre d’Overton

À part cette douleur de t’avoir perdu que nous avons appris à traîner avec nous, la vie fait son bout de chemin. Business as usual chez les rwandais : on court derrière Dieu ou derrière l’argent et pour certains, les deux à la fois. Ah oui, il y a un autre hobby qu’on trouve surtout chez les internautes: les insultes. Ah, Kizito, en matière d’insultes on a fracassé la fenêtre d’Overton. Ce concept du lobbyiste américain Joseph Overton qui détermine le spectre du dicible en public. Un concept intéressant que nous t’expliquons un peu, car nous y reviendrons dans un autre article.
Dans la société, il y a des opinions qui sont acceptables et qui passent facilement. Dans la fenêtre d’Overton, la fenêtre bouge et il y a une évolution des valeurs et des normes sociales vers les extrêmes.

Ainsi la fenêtre s’élargie et une idée radicale, extrémiste ou excessive peut sembler normale et devient acceptable dans la société. Les insultes des rwandais sur le net démontrent bien ce concept. Alors que dans la société rwandaise, les insultes étaient normalement la panacée d’une certaine catégorie de la population ou étaient dites dans un cadre bien précis, elles sont devenues la norme sur les réseaux sociaux. Ce qui était considéré comme un comportement des voyous de la rue est assumé maintenant et de façon décomplexé par des hommes en cravates, des femmes en “mishanana”, des chrétiens avec le nom de Jésus dans la bouche, des jeunes qui sortent presque de l’école primaire…

L’observateur aguerri est frappé par la décomplexion de tout ce monde face aux insultes les plus violentes. Et c’est ici que la fenêtre d’Overton entre en jeu. C’est assumé parce qu’il y a une stratégie derrière tout ça. On ne vient pas sur le net pour perdre son temps en lançant des insultes aux inconnus quand on a d’autres chats à fouetter. Par les insultes, on veut torpiller une idée émergente, une information qui dérange…. pour sortir du sujet de fond. Afin de maintenir la population dans les stupidités et les conversations futiles. Pour faire fuir aussi les bien-pensants qui voudraient s’engager dans des débats de fond. C’est également une forme d’intimidation sur une personne qu’on a ciblée pour lui faire peur et faire peur à tout autres qui pourraient s’associer à lui.

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Tout ça, tu le sais déjà, mais ta mort est venue mettre l’huile sur le feu. Tu as voulu un Rwanda réconcilié, tu en as rêvé, mais c’est de pire en pire. Face à cette violence, il y a une aura d’impuissance dans l’air. Tandis que les extrêmes se vautrent dans leur certitude, la majorité est tétanisée et se complait dans l’incertitude. Les fanatiques qui régissent notre société sont dans la surcompensation du doute, tandis que la majorité silencieuse est dans sa souscompensation.

Les intellectuels et nos experts de tous ces sujets qui nous déchirent, quand ils ne sont pas dans les extrêmes, adoptent l’approche de la chaise vide pour toutes les questions qui nous déchirent. Une société a les intellectuels qu’elle mérite, mais dans leur snobisme de montrer qu’ils sont au-dessus de la masse , ils se réjouissent toujours de « démériter» de leur société. Est-ce que nos intellectuels ont droit à cette déméritation? C’est à notre société d’en juger. Ayant lancé la serviette, la place qu’ils n’occupent pas pour panser aux plaies de la société rwandaise est occupée par les extrémistes qui font la pluie et le bon temps dans les débats qui préoccupent notre société.

As-tu compris, Kizito? Dans une société polarisée à l’extrême, c’est le sauve-qui-peut.  Qu’à cela ne tienne, cher Kizito. Tu as rêvé d’un Rwanda réconcilié, dors en paix, ton rêve, tôt ou tard nous le réaliserons!