Aimable Karasira: un prophète au Rwanda

Depuis le début de l’été 2019, un nom cristallise les discussions au sein des Rwandais en exil ou au pays : Aimable Karasira. Enseignant en technologie et information à l’université du Rwanda, ce quarantenaire rwandais doit sa célébrité aux réseaux sociaux, en particulier Youtube où ses très nombreuses interviews cumulent plusieurs millions de vues en l’espace de quelques mois seulement.

Dans une société gangrénée par la peur, le cynisme, le mensonge, l’hypocrisie, la méfiance, les faux-semblants, les non-dits, les doubles discours, l’individualisme, l’indifférence, l’empathie sélective, la cupidité, l’ethnisme, le matérialisme, la jalousie, la méchanceté, la lâcheté, celui qui s’était autrefois surnommé « Professor Nigga » détonne par son franc-parler, son intégrité, son altruisme et son analyse sans concession de la société rwandaise.
Pendant plusieurs semaines, Jambonews s’est penché sur l’histoire de ce professeur aux allures de personnage biblique et décode pour ses lecteurs, le message de ce prophète des temps modernes.

Une famille appréciée du voisinage

Aimable Karasira Uzaramba est né en 1977 à Mwendo, secteur Rwaniro, commune Rusatira, dans ce qui était autrefois la province de Butare aujourd’hui district de Huye. Il est l’ainé d’une famille de quatre enfants, Goretti Ingabire, de deux ans sa cadette, Emmanuel Tuyisenge, de quatre ans son cadet et Aimé Uyisenga, le dernier de la famille, né en 1990 au début de la guerre.

Son père, Claver Karasira était agronome au ministère de l’Agriculture et s’occupait essentiellement des usines de thé de Mulindi et Shagasha. « Au ministère, il était réputé pour son intégrité et son caractère pacifique », nous raconte Joseph[1], un ancien collègue au ministère, aujourd’hui réfugié aux Pays-Bas.

Sa mère, Goretti Mukaruzamba, était enseignante en primaire à Ruhashya, avant de travailler à la Caisse d’Epargne du Rwanda. « C’était une famille aisée, plutôt appréciée du voisinage, avec qui ma famille et moi entretenions d’excellents rapports », poursuit Joseph.

1990 : Retour des fantômes ethniques


Aimable Karasira avec son père, sa mère, et ses frères et soeur au début des années 1990.

Le 1er octobre 1990, le Front patriotique rwandais (FPR), mouvement politico-militaire composé essentiellement d’exilés tutsis en Ouganda attaque le Rwanda sous la conduite du général Fred Rwigema, un réfugié rwandais devenu officier au sein de l’armée ougandaise.
Les fantômes ethniques ressurgissent aussitôt au Rwanda et quelques jours plus tard seulement, en date du 5 octobre 1990, une vague d’arrestations touche près de 10 000 Rwandais soupçonnés d’être des « ibyitso » (espions), et parmi eux beaucoup de Tutsis.
Au sein de la population, la méfiance s’installe progressivement et la famille Karasira dont le père et la mère sont tutsis et qui avait entretemps déménagé à Gitega en fait rapidement les frais. « Bien que la famille n’eût aucun lien avec le FPR, des tensions ont commencé à surgir avec des voisins et des accusations désobligeantes de connivence avec les assaillants ont commencé à être prononcées. Un jour, des voisins armés de machettes ont débarqué dans leur parcelle, c’était une très grande parcelle contenant beaucoup d’arbres fruitiers. Ils ont coupé tous leurs arbres fruitiers au motif qu’ils voulaient éviter que des « Inyenzi » ne se cachent dedans », nous raconte Ernest[2], un ancien camarade de classe d’Aimable Karasira à qui ce dernier aimait se confier sur sa vie durant leurs deux dernières années d’études secondaires, au lycée de Kigali-Rugunga.
« L’expérience a été traumatisante pour la famille, etce fut la raison de leur déménagement à Nyamirambo, à quelques centaines de mètres du stade, à proximité de la résidence de Bernard Makuza, où ils se sentaient plus en sécurité », poursuit Ernest.

1994 : l’apocalypse

Avril 1994: la terreur

Le 4 août 1993, après 3 années d’une guerre civile meurtrière, la délégation du gouvernement de l’époque, dirigée par le président Juvénal Habyarimana, et celle du Front patriotique rwandais, dirigée par Alexis Kanyarengwe, signent un accord de Paix dans la ville d’Arusha en Tanzanie.

Le 6 avril 1994, alors que les Rwandais pensent être sur le chemin de la paix, l’avion du président Habyarimana est abattu alors qu’il est en phase d’atterrissage à Kigali et le Rwanda bascule immédiatement dans l’horreur.
Quelques heures à peine après l’attentat, des militaires du régime de Habyarimana, le président assassiné, débarquent au domicile de la famille Karasira, tirent des coups de feu sur la porte d’entrée, brisent des fenêtres et après une fouille sommaire de la maison sans en trouver les habitants, ils repartent aussitôt. « Pendant les jours qui suivent, Aimable et sa famille vivent tétanisés dans leur domicile familial les uns cachés dans les cyprès de la demeure, d’autres dans les couloirs, dans la crainte d’un retour des militaires qui pourrait leur être fatal », nous raconte Ernest.

Mai 1994 : l’Obus du FPR

Malgré la peur et les risques d’être tués d’un moment à l’autre, la famille restera indemne jusqu’au 21 mai 1994. « C’est ce jour-là que l’horreur a atteint la famille nucléaire d’Aimable, lorsqu’un obus tiré par le FPR (Katiyusha) est tombé sur leur maison. Emmanuel, qui avait 13 ans à l’époque, a eu les jambes coupées sur le coup, et il est décédé quelques heures plus tard », ajoute Ernest.
La famille décide alors de se disperser pour augmenter les chances de survie de certains membres de la famille. Alors qu’Aimable reste au domicile familial en compagnie de son père, sa mère, son petit frère et sa petite sœur se dirigent vers Butare au sud du Rwanda, leur région d’origine.

« Ils ne sont jamais arrivés à Butare et sont restés à Gatagara après avoir appris que tous ceux qui se trouvaient au village natal de son père avaient été massacrés par les Interahamwe», nous explique Ernest.
Peu de temps après, les Inkotanyi ont pris le contrôle de la région et la population a été poussée à se regrouper dans des camps de déplacés internes à Bugesera et la famille d’Aimable s’est rendu à Rilima. « Il y avait un grand camp de déplacés internes et comme sa mère parlait français, elle a été engagée comme bénévole auprès de Médecins sans Frontières, pour assurer le contact avec les déplacés », poursuit Ernest.
Août 1994 : « Ma famille a été emportée d’une manière qui ne peut être racontée »

En août 1994, au lendemain de la prise du pouvoir par le FPR, une partie de la famille Karasira est à nouveau réunie au domicile familial de Nyamirambo lorsque sa mère et Aimé, le cadet de la famille, reviennent retrouver le père et Aimable. « Leur petite sœur était restée à Rilima pour se soigner du choléra. Comme elle était souffrante, sa mère n’avait pas voulu prendre le risque de faire le trajet avec elle, la pensant plus en sécurité dans le camp de Rilima où elle pouvait être prise en charge par le personnel de Médecin Sans Frontières qui se trouvait sur place en cas d’aggravation de son état », raconte Ernest.
Une atmosphère de deuil règne au sein du foyer : « Toute la famille paternelle d’Aimable avait été exterminée durant le génocide contre les Tutsis et du côté de la famille maternelle, il ne restait plus grand monde non plus alors qu’Emmanuel avait été tué par un obus », continue Ernest.

Ce dernier poursuit : « Deux jours après les retrouvailles, voyant que la sécurité semblait revenue à Kigali, sa mère retourne chercher sa fille Goretti à Rilima, malgré les nouvelles qui circulent sur des massacres contre des Hutus par le FPR dans cette région. Elle pensait qu’en tant que Tutsie elle était à l’abri de ces massacres de masse » de Hutus, qui se commettaient « dans l’ombre du génocide des Tutsis. »[3]
Sa mère ne reviendra pas. Au début du mois de septembre 1994, Claver Karasira, le père de la famille, décide de s’y rendre à son tour sur les conseils insistants d’un certain Gatari « Aimable m’a souvent parlé de lui. Il en veut beaucoup à Gatari car il est persuadé que ce dernier connait l’identité des assassins de sa famille. Je ne connais pas son deuxième nom mais Aimable le décrivait comme quelqu’un de « connu pour sa boiterie », se rappelle Ernest.

Ne voyant pas son père revenir, Aimable Karasira, encore adolescent à l’époque, décide à son tour de se rendre dans la région sur les traces de sa famille. « Arrivé à Rilima, à proximité du QG de Médecins Sans Frontières, on lui a demandé d’attendre l’arrivée d’un « Afande » et c’est durant cette attente qu’il a appris ce qui était arrivé à sa famille. Un déplacé interne lui a confié que sa mère avait été exécutée par le FPR, qui la soupçonnait, en tant que francophone, d’avoir livré des informations sur les massacres qui se commettaient contre les Hutus à Médecins Sans Frontières. Son père qui était arrivé en la cherchant avait subi le même sort, et Aimable fut invité à déguerpir s’il voulait survivre.»[4]

« Mon petit frère a été tué par un obus, et les autres sont partis d’une manière peu claire, ou plutôt d’une manière claire mais qui ne peut être racontée », explique aujourd’hui Aimable Karasira.[5]
Dans ses interviews, conscient de la sensibilité du sujet et des risques qu’il encourt, Karasira livre rarement son analyse sur le drame rwandais, répétant souvent, « C’est de la politique, je n’en parlerais pas » et se bornant à simplement évoquer le rôle des Etats étrangers dans cette tragédie qui a emporté sa famille. « Les pays étrangers ont eu un rôle dans ce qui s’est passé chez nous, la France, l’Ouganda et les Etats-Unis. La France parce qu’elle soutenait l’ancien régime, les Etats-Unis qui avaient les moyens de tout arrêter, et l’Ouganda est aussi impliqué d’une certaine manière. C’est la géopolitique, ils poursuivaient leurs intérêts. Je ne peux pas les détester à 100% mais ils ont utilisénos compatriotes pour faire le mal. Je déteste les Clinton, si Hillary avait gagné les élections américaines en 2016 j’aurais été triste. »

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Aimable Karasira lors d’une visite à Aimé Uyisenga, son petit frère dans le centre de réeducation pour personnes atteintes de troubles mentaux source : Instagram d’Aimable Karasira
Depuis 1994, à l’instar des autres victimes du FPR, Aimable Karasira est contraint au silence au sujet du sort de sa famille. A la douleur de perdre sa famille s’ajoute le poids d’un deuil impossible et d’un silence imposé sur les circonstances de la disparition des siens.
Alors que les Tutsis victimes du génocide sont soutenus dans leur reconstruction par de nombreuses associations rwandaises et internationales, ainsi que par différents organismes étatiques tels que le Fonds d’Assistance aux Rescapés du Génocide (FARG), et que les Hutus victimes des crimes et actes de génocide commis par le FPR contre eux, bien que livrés à eux-mêmes se soutiennent en silence dans leur douleur, Aimable Karasira se retrouve seul au sein de cette société qui discrimine les orphelins en fonction de leur ethnie mais aussi de leur bourreau.
Dans son interview de septembre 2019 auprès de la VOA, Aimable Karasira raconte cette période : « Je ne savais pas vers qui me tourner. Imagine n’avoir personne à qui te confier, n’avoir personne avec qui discuter, tous te rejetant au motif que vous ne partagez pas la même douleur. »
Dans une chanson de 2015, « Ndeka undorere » (‘Laisse-moi tranquille)[6], Aimable Karasira raconte avoir « été exclu de la société »[7]et explique dans un langage imagé comment il était rejeté aussi bien par les Tutsis que par les Hutus[8] :« Imagine être réduit à l’état d’épave, ceux partageant ta peine ayant des gens pour parler pour eux alors que toi tu n’as personne pour parler pour toi ». « Je ne sais pas expliquer comment je ne suis pas devenu fou »[9], ajoute-t-il encore dans son interview avec la VOA.
Ernest commente cet épisode de la sorte : « Bien qu’Aimable soit Tutsi, victime du génocide car il a perdu la totalité de sa famille paternelle dans le génocide contre les Tutsis, il n’était pas accepté dans les associations de rescapés du génocide, car les gens savaient que sa famille directe avait été tuée par le FPR, alors que les Hutus rescapés de Tingi Tingi et autres massacres commis par le FPR au nord du Rwanda se méfiaient de lui, le prenant pour un espion. »
« C’est son histoire personnelle conjuguée au manque de soutien dans la société qui a fait d’Aimable un homme dépressif. Aimé, son petit frère, a quant à lui perdu la tête et vit aujourd’hui dans un centre de rééducation où les visites ne sont autorisées qu’une fois par mois », ajoute Ernest.
Dans une société rwandaise où la dépression est vue comme une tare, une maladie des faibles ou des « blancs », Aimable refuse d’avoir honte d’être dépressif : « Imagine être dans un pays et n’avoir nulle part où aller, au moment des commémorations n’avoir nulle part où commémorer. Perdre les tiens, ton père, ta mère, ne plus avoir de famille paternelle, plus de famille maternelle, alors que tu vis avec certains responsables de ton malheur. Et tu me dis que je peux réfléchir normalement après ça ? Je suis fier d’être dépressif. »

1994 – 2009 : le chemin de croix

Les années 1994 à 2009 sont un véritable chemin de croix pour Aimable Karasira, « La cigarette et l’alcool étaient ses meilleurs amis » se rappelle Ernest. Bien qu’orphelin et Tutsi, Karasira ne pourra bénéficier d’aucune aide d’Etat et notamment du FARG, n’ayant pas été endeuillé d’une manière qui permettait à sa douleur d’être reconnue.
Comme si cette peine ne suffisait pas, Aimable est contraint de boire le calice jusqu’à la lie lorsque l’immense partie de leur parcelle leur est abusivement enlevée : « Aimable me parlait souvent d’un certain Patrice Rwanyagatare, lequel aidé par la police, notamment un officier du nom de Munyaneza, les avait expropriés », explique Ernest.
Dans une interview auprès du média Igiheen juillet 2019, Karasira décrit sa vie à cette période comme un « chemin de croix » : « Je n’ai pas de père, je n’ai pas de mère, mais si je les rencontrais aujourd’hui je leur demanderais pourquoi ils m’ont mis au monde. J’avais une famille, et presque toute ma famille m’a été enlevée en 1994, il ne me reste qu’un petit frère, qui se drogue et qui est un fardeau pour moi (…) Je ne veux pas d’enfant car ce serait le faire naître dans un océan de problèmes. »
Malgré les années qui passent, la douleur d’Aimable ne s’atténue pas, elle ne fait qu’au contraire s’accentuer. Une fois arrivé à l’université de Butare, Aimable répète à qui veut l’entendre, « Je serais heureux le jour où je pourrais me suicider». Il ajoute dans une autre interview que pour lui, « venir au monde est pire qu’un châtiment, beaucoup de choses dont tu n’es pas responsable t’arrivent ».
Lorsqu’en juillet 2019 le journaliste Sabin Murungi d’Isimbi TVlui rappelle les propos qu’il tenait à l’Université et lui demande s’il pense toujours la même chose, la réponse d’Aimable fuse immédiatement : «J’ai espoir qu’un jour ils autoriseront le suicide (…) Si c’était autorisé, que j’en avais le courage car ce n’est pas donné, et que j’étais sûr de ne pas me louper, je me suiciderais. »
Dans la même interview il ajoute,« Je n’ai jamais fêté mon anniversaire, si un sorcier m’annonçait la date de mon décès, c’est plutôt cette date que je célébrerais chaque année.»

2009 : La lueur Tuff Gang

En 2009, alors que la vie d’Aimable Karasira ressemble toujours à un tunnel noir sans fin, alors qu’années après années il se sent toujours aussi seul face à sa douleur, une lueur vient fendre l’obscurité avec l’apparition du groupe de rap Tuff Gang.
« L’histoire de ma vie est une succession de problèmes, de lourds problèmes, de très lourds problèmes, et je me disais que ces problèmes étaient impossibles à expliquer et j’ai enfoui ça en moi, jusqu’à ce que j’entende parler d’un groupe de jeunes qui s’appelle Tuff Gang (…), ils parlaient des problèmes de la rue, des gens en prison, des gens malheureux » raconte Aimable toujours dans son interview auprès de La Voix de l’Amérique.
Comme des dizaines de milliers de jeunes Rwandais qui se sentent livrés à eux-mêmes, Aimable Karasira se reconnait dans les paroles du groupe et vibre au rythme des paroles de ce groupe de rap local qui parle pour cette jeunesse contrainte au silence.
Dans leur chanson la plus populaire, intitulée « Amaganya » (« Lamentations ») et qui frôle les 340 000 vues sur YouTube, le groupe évoque le désespoir de la jeunesse rwandaise : « On a grandi en entendant que le meilleur était à venir, mais les années continuent de passer ». Le groupeévoque aussi le poids de l’histoire,« Vous pourriez penser que nous avons choisi ces périodes sombres mais c’est notre histoire qui nous a rendus ainsi », ainsi que la tristesse, la pauvreté et la faim,« pas de cœur apaisé, pas de biens matériels, rien dans le ventre ». En guise de refrain, le groupe entonne « Nous sommes prisonniers de qui nous sommes et d’où nous venons, si nous ne parlons pas, ce n’est pas parce que nous n’avons rien dans la tête ; dans la vie, chacun se bat pour soi, sache seulement que nos cœurs sont remplis de lamentations. »

2010 : Professor Nigga

En écoutant les chansons du groupe, Aimable se sent réconforté et inspiré : « Même si je ne savais pas chanter je me suis dit, je vais faire du rap, car personne n’a jamais réussi à comprendre mes problèmes et je voyais la musique comme une façon de me soigner, une thérapie », explique-t-il à la VOA.
C’est ainsi que sous le nom de scène de Professor Nigga, devenu célèbre depuis, Aimable Karasira trouve un moyen d’alléger son fardeau devenu trop lourd à porter.
Dans sa première chanson « Mureke kunyitiranya » (« Arrêtez de me confondre ») qui est sortie en 2010 Karasira entonne « Ne me prenez pas pour qui je ne suis pas car le père que vous pensez n’est pas mon père ; » pour dénoncer les rumeurs sur sa famille qui ont circulé afin de le discréditer quand il a commencé à enseigner à l’université.
Certains prétendaient qu’il était le fils de Froduald Karamira, un ancien Tutsi devenu Hutu selon une tradition rwandaise[11]et condamné à mort pour génocide en 1997, et d’autres prétendaient qu’il était le fils de Martin Bucyana, le président du parti politique CDR qui fut lynché en février 1994 par une foule qui accusait le parti d’être à l’origine de l’assassinat, la veille, de Félicien Gatabazi, l’un des principaux leaders de l’opposition rwandaise de l’époque.
« Ils m’ont inventé des parents lorsque j’étais professeur à l’Université (…), dans l’objectif de me discréditer, je ne veux pas qu’ils m’aiment, je veux qu’ils me laissent tranquille » raconte Aimable Karasiraau média Ukwezien aout 2019.

« Les créatures maléfiques »

En 2014, l’artiste sort une chanson intitulée « Amahembe y’i karagwe » (« Créatures maléfiques ») qui est « la conséquence de sa grande dépression » et dans laquelle il fait pour la première fois référence aux fossoyeurs de sa famille : « Les créatures maléfiques tuent ceux qui brisent le serment, les créatures maléfiques tuent ceux qui sont pointés du doigt, les créatures maléfiques sont celles qui ont exterminé ma famille» se demandant pourquoi il a survécu.[12]
A tout connaisseur de la société rwandaise, le serment évoqué par Karasira fait penser au serment du FPR qu’on prête « au risque de sa vie » et sous peine d’être « crucifié » si on s’aventure à le briser[13]. D’autant plus que quelques mois à peine avant la sortie de la chanson, Paul Kagame avait une énième fois rappelé ce châtiment suite à l’assassinat en Afrique du Sud de son ancien bras droit qui s’était hasardé à briser son serment : « Quiconque trahit notre cause ou souhaite du mal à notre peuple deviendra une victime »,avait notamment déclaré le général Kagame dans le cadre d’un déjeuner de prière.
En légende de cette chanson « dédiée à sa famille assassinée » l’artiste écrit, « Le contenu de cette chanson explique comment je suis. Lorsque vous me qualifiez de fou ingérable, sachez seulement que ce sont des créatures maléfiques qui m’ont rendu comme ça. »

« Laisse-moi tranquille »

Dans une chanson de 2015 intitulée « Ndeka Undorere » (« Laisse-moi tranquille »), Aimable Karasira revient à nouveau sur la disparition de sa famille et se fait encore plus précis sur l’identité de ses bourreaux. « Ceux qui étaient les nôtres se sont rendus à une réunion et ont trouvé la mort »[15], en référence à un macabre jeu de mots célèbre parmi les victimes du FPR.
En effet dans les zones sous le contrôle du FPR et dans les camps de réfugiés Hutu en RDC, les civils étaient souvent convoqués à des réunions dont beaucoup ne revenaient jamais. Cette observation avait fini par créer la légende au sein de certaines couches de la population selon laquelle celui qui se rendait à une réunion du FPR (« Kwitaba inama ») y trouvait la mort (« Kwitaba Imana »).[16]
Comme s’il craignait que l’auditeur ne passe à côté du message de sa chanson, l’artiste prend le soin de préciser en anglais à la fin de la vidéo qu’il s’agit bien là de sa propre histoire : « This song was written based on the artist’s true story. »

2019 : La prophétie

En 2019, après la musique, Aimable Karasira trouve dans la parole une nouvelle forme de thérapie. Ses interviews font rapidement le buzz et il est sollicité par une multitude de médias en ligne. « Les gens avaient soif de vérité », explique Karasira lorsqu’on lui demande son avis sur les raisons du succès de ses interviews qui contiennent souvent des leçons de vie aux airs de prophétie.
Jamais Karasira ne refuse d’interview, sur une même journée, il lui arrive d’en accorder plusieurs à des médias différents. « Me tendre le micro c’est comme ouvrir un robinet, je parle très vite car j’ai beaucoup de choses sur le cœur, j’ai beaucoup de choses que j’ai enfouies pendant des années et que j’avais besoin d’exprimer. »
« Les gens peuvent parfois être surpris ou choqués par ce que je dis, mais c’est comme quelqu’un qui doit vomir. Quand tu es pris de nausée c’est difficile de te retenir et quand tu vomis tu te sens soulagé, alors que celui à côté de toi peut trouver ça dégoutant. Je me sens soulagé quand j’exprime ce que j’ai sur le cœur », explique Karasira à ceux qui demandent ce qui le pousse à exprimer sa vérité.

Les pires ce sont les indifférents

Bien que les commentaires de ceux qui l’écoutent soient souvent positifs, beaucoup pointent du doigt le fait que les thèmes qu’il aborde sont souvent négatifs. Karasira s’en explique :« Dans la tradition japonaise il existe le principe du yin et du yang, qui explique que tout s’équilibre. Il y a des garçons et des filles, le blanc et le noir, la lumière et l’obscurité, mais dans la société rwandaise, en ce qui concerne, le bien et le mal, il n’y a plus d’équilibre, le mal a triomphé. »
Face à la situation de détresse que traverse la population rwandaise, Karasira semble plus en vouloir à la majorité silencieuse, la majorité qui reste indifférente, plutôt qu’aux acteurs de la persécution qu’il ne s’aventure jamais à nommer. « Il y a des gens mauvais qui font le mal, mais les pires, ce sont les gens qui ne disent pas à ceux qui font le mal, qu’ils font du tort. Pendant le génocide contre les Tutsi, il y a beaucoup de gens qui n’ont tué personne mais qui ont regardé sans agir, beaucoup d’entre eux ont été condamnés pour cela. »

« L’APR et moi ça fait deux »

Conscient que sous l’une des dictatures les plus répressives du globe, le moindre faux pas peut lui couter la vie ou la liberté, Karasira annonce à qui veut l’entendre qu’il ne « parlera pas de politique ». Mais lorsque dans son interview la plus écoutée un journaliste se hasarde à lui demander s’il supporte une équipe de foot, Karasira déclare « Je ne supporte aucune équipe mais il y a une équipe que je déteste, c’est l’APR. Quand l’APR joue et qu’elle perd, je me sens soulagé. Même si l’APR jouait contre l’équipe de Lucifer, je supporterais l’équipe de Lucifer. » Avant d’ajouter plus loin dans l’interview, « Quand l’APR encaisse un but, je ressens une joie que je ne peux pas qualifier, je ne sais pas d’où ça vient. »[17]
L’interview fait le buzz et dépasse rapidement les 200 000 vues. Même si l’intéressé s’en défend, beaucoup y voient un moyen détourné d’exprimer son opinion sur l’Armée patriotique rwandaise (APR) qui a emporté sa famille et qui porte le même nom que l’équipe de foot qu’elle a fondée.
La popularité de Karasira touchant toutes les couches de la société rwandaise, plusieurs fans de l’équipe APR qui apprécient ses leçons de vie ont exprimé dans la foulée leur mécontentement sur ce point dans les centaines de commentaires qui suivent l’interview.
Une semaine après lors d’un nouvel entretien, Karasira est invité à réagir. Alors que l’on pense qu’il va revenir sur ses propos afin de plaire à tous, Karasira déclare dans un style qui lui est propre, « Il faut qu’on accepte qu’on peut ne pas voir les choses de la même façon, j’ai des voisins qui sont végétariens, qui attrapent des urticaires lorsqu’ils mangent de la viande alors que j’aime la viande. Cela ne doit pas faire de nous des ennemis pour autant. L’APR et moi ça fait deux, je ne peux pas jouer à l’hypocrite et dire que je suis fan de l’APR alors que je ne le suis pas. »
Et il ajoute en s’adressant directement aux fans de l’APR : « Réjouissez-vous lorsqu’on parle de l’APR, digérez l’APR mais sachez que moi lorsqu’il s’agit de l’APR, j’attrape des urticaires, j’ai des allergies », distillant au passage une leçon de tolérance bienvenue dans une société connue pour transformer en ennemis les personnes aux convictions politiques différentes.

« Je ne veux pas d’enfant, ces interviews sont la trace que je laisserai sur terre »

Alors que Karasira a plus de quarante ans, on lui demande souvent pourquoi il n’a ni femme, ni enfants. « La raison pour laquelle je ne veux pas d’amour, pas de femme, pas d’enfants, c’est la vie que je vois ici au Rwanda, en Afrique. On nous ment en nous disant que le meilleur est à venir, mais moi je suis professeur et je vois vers où on se dirige, je vois comment les taxes augmentent, je vois comment la population augmente alors que les vivres diminuent (…) Je ne veux pas d’enfant qui se demandera en permanence quel sera son avenir. »
Si Aimable ne s’inquiète pas de ne pas avoir de descendance, c’est parce qu’il a la conviction qu’on ne se souvient pas d’un homme pour ses enfants mais pour ses actes.
«L’héritage que je veux laisser au Rwanda ce sont mes réflexions. Dans deux ou trois générations, on se rendra compte de l’utilité de ce que je dis aujourd’hui, (…) je connais les Rwandais, ça prendra du temps, mais un jour la parole va se libérer et les Rwandais diront ce qu’ils ont sur le cœur. » déclare t’il souvent.

La légèreté de la société

Au rang des choses qui attristent Karasira figure en premier lieu la perte des valeurs de la société rwandaise et le fait que la jeunesse s’est réfugiée dans la drogue, l’alcool et s’intéresse à des choses futiles. « Notre société est superficielle, nous imitons le capitalisme et nous avons perdu toutes les valeurs de notre société. Le Rwanda est basé sur l’agriculteur, l’élevage, le tourisme mais au lieu d’avoir des vues YouTube sur un agriculteur, un éleveur qui se distingue, ce sont les choses futiles qui attirent la jeunesse. Sur les radios il est impossible d’entendre une émission sur l’agriculture ou l’élevage, on en a que pour la musique et le foot, alors que nous n’avons même pas d’équipe forte. »
Donnant pour exemple l’incroyablesuccès de la musique« Igisupusupu » et celui de Shaddy Boo, une sorte de Kim Kardashian rwandaise qui accumule les records d’audience sur Instagram.
« J’aimerais que Dieu brule tout, comme à Sodome et Gomorrhe, que moi-même je sois emporté, que tout soit emporté et qu’on recommence à zéro. »

Les pharisiens

A défaut d’un Sodome et Gomorrhe, Karasira entend bouleverser la société rwandaise et la pousser à changer en lui distillant les vérités qu’elle ne veut pas entendre. « La société me considère comme quelqu’un de bizarre, de comique, mais cela ne me dérange pas, c’est la manière dont Jésus était considéré par les pharisiens, il leur disait qu’ils étaient comme des tombes bien décorées alors qu’à l’intérieur c’est le néant. S’ils trouvaient le moyen de le faire, ils me tueraient car des sociétés comme la nôtre n’aiment pas ceux qui disent la vérité », déclare-t-il dans une de ses nombreuses interviews auprès d’Igihe.
Le mot vérité est le leitmotiv de Karasira, il le mentionne dans chacune de ses interviews, notamment lorsqu’il appelle les Rwandais à dire la vérité et à cesser de se comporter comme « des pharisiens, des hypocrites » s’ils veulent sortir de l’engrenage négatif dans lequel la société est embourbée.
A côté de l’hypocrisie,Karasira dénonce le matérialisme de la société rwandaise : « Je regrette de ne pas être né en Europe. Ici si tu es professeur notre société veut que tu aies une voiture, que tu portes une cravate, que tu sois en permanence en costume, car dans notre société, même si tu n’as rien à ton actif; la société va être impressionnée, dire que c’est toi le modèle… Je n’ai pas besoin de cravate. »Il confesse toutefois que face à l’isolement social qui est le sien, il pourrait se conformer dans les années à venir, « pour leur faire plaisir ». «Jésus a été crucifié parce qu’il a refusait de se conformer, il disait sa vérité, il disait aux pharisiens que c’étaient de hypocrites, il leur disait des vérités qu’ils ne voulaient pas entendre et au moment de choisir qui devait être sauvé, ils ont choisi de sauver Barabas plutôt que Jésus. Je suis en train d’apprendre à devenir hypocrite, car je ne veux pas être victime comme Jésus ».

Le sens de la formule

Au-delà de ses enseignements, Karasira est apprécié pour son sens de la formule, ainsi par exemple, lorsqu’il est interrogé sur le « Made in Rwanda »prôné et vanté par les actuels dirigeants rwandais, Karasira pointe leurs contradictions : « Si tu parles de Made In Rwanda, fais-en une réalité. Porte des vêtements fabriqués au Rwanda, que ton enfant étudie au Rwanda, toi le dirigeant qui en parles, que tes parents se soignent dans les hôpitaux du Rwanda. Si ta famille se soigne avec la population rwandaise tu vas connaitre ses problèmes, mais si tu prônes le Made in Rwanda, que tu vantes nos universités alors que tes enfants étudient en Ecosse, au Canada, aux USA, my friend, tu ne dis pas la vérité. »

La folie est relative

Si son sens de la formule et son humour sont ses points forts, son sens de la répartie n’est pas en reste. Ainsi par exemple, lorsqu’il est appelé à réagir aux propos de ceux qui le qualifient de « fou », ilexplique que la notion de folie est relative– et égratigne au passage les dirigeants rwandais qui s’enrichissent sur le dos de la population au point qu’années après années, la classe dirigeante au Rwanda devient de plus en plus riche alors que la population devient de plus en plus pauvre. « Chaque personne a un degré de folie, si nous prenions tous les fous et que nous les amenions à Ndera (commune abritant un asile psychiatrique), il ne resterait plus grand monde. Une personne qui va piller les biens de la population, qui va construire des immeubles avec je ne sais pas combien d’étages alors qu’il finira dans une petite tombe est le plus fou de tous, va-t-on l’amener à Ndera alors que c’est elle qui y amène les gens ? »

Karasira Family, une seconde famille

Aimable Karasira a été touché par l’engouement que ses prises de paroles ont suscité chez les Rwandais, en particulier par ceux qui lui avaient envoyé des messages pour lui dire qu’ils l’appréciaient comme un grand frère, un fils, un ami, un confident ou tout simplement celui qui exprimait leurs préoccupations.
Le 17 juillet 2019, cet engouement a poussé Karasira à créer un forum sous la forme d’un groupe WhatsApp réunissant ses fans, un espace de discussion au sein duquel tout un chacun a la parole et un droit de regard sur les règles de savoir-vivre qui le régissent.
Dans la même interview il répète ne pas vouloir faire de politique et demande à ceux de l’opposition de cesser d’utiliser son nom pour critiquer le régime. Il a clarifié sa démarche, en disant faire de l’« ubuse » (« la critique »), et que dans l’histoire rwandaise les « abase » (ceux qui critiquent) ont de tous temps existé et ont pour rôle de critiquer ce qui ne va pas dans la société pour que ce soit corrigé. « L’objectif de mon action est de dire à celui qui est malade d’aller se faire soigner. »

La première action spontanée de Karasira Family a été d’organiser une collecte de fonds pour financer la création de la chaîne Youtube d’Aimable Karasira. Ce dernier avait exprimé vouloir lancer sa propre chaine de TV pour répondre à la demande de ceux qui souhaitaient le voir plus régulièrement et aborder différents thèmes, et il souhaitait également un peu plus d’autonomie et de liberté.
Ce projet est désormais réalité avec le lancement de la chaine « Ukuri-Mbona » (« Ma vérité ») au travers de laquelle Karasira parle pour ceux qui n’ont personne pour parler pour eux, comme les enseignants ou encore les adolescentes qui se font enceinter avant d’être livrées à elles même.

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Dans une de ses émissions, il a rendu visite à Verene Nyiraminani, une femme en chaise roulante et isolée. Son histoire a touché des personnes qui vivent à l’étranger qui lui ont envoyé de l’argent. Début novembre 2019, Karasira a aidé Nyiraminani, limitée dans ses mouvements, à récupérer son argent. En marge à cette visite Aimable explique : « Après mes interviews dans lesquelles je parlais des problèmes que j’avais eus dans ma vie, beaucoup de gens m’ont approché et m’ont dit qu’il étaient désormais ma famille, j’ai eu de oncles, des tantes, c’était bien et je me suis dit, pourquoi ne pas profiter de cet engouement pour à mon tour aider concrètement ceux qui sont dans le besoin ? C’est dans ce cadre qu’on a rendu visite à Nyiraminani. On a parlé pour elle et on a pu lui apporter une aide concrète. Tout s’est vraiment bien passé. »

« Je me sens heureuse que la famille Karasira m’ait rendue visite et que j’aie pu leur expliquer mes problèmes. Je n’avais rien, même pas d’instruments de cuisine, et ils ont trouvé des gens pour m’aider. La vie était dure mais maintenant je vois que c’est en train de changer. (…) La vie était très amère, j’étais seule, je vivais dans la solitude et quand je les ai vus arriver, j’ai senti que j’avais une famille qui s’occupait de moi, cela m’a rendue très heureuse », témoigne quant à elle Nyiraminani, la bénéficiaire de la bonne action du jour.

Aimable Karasira qui pendant des années, quand il en avait le plus besoin n’a eu personne pour parler pour lui, est aujourd’hui devenu la voix des sans voix du Rwanda allant jusqu’à utiliser sa notoriété pour récolter des fonds au profit de ceux dans le besoin.

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Ruhumuza Mbonyumutwa
Jambonews.net