Comment Mugabe le héros est devenu Mugabe le tyran

MONDOVISION. Passé comme Mandela par l’université pour Noirs Fort Hare, en Afrique du Sud, le président du Zimbabwe est devenu l’artisan de la ruine de son pays.
Par Publié le 20 novembre 2017 à 17h41

Début 1980, à Kutama, une modeste bourgade de ce qui s’appelait encore la Rhodésie et deviendrait trois mois plus tard le Zimbabwe indépendant, un missionnaire jésuite européen me confiait avec un large sourire : “Nous avons fait du bon boulot, n’est-ce pas ?” Il parlait d’un de ses anciens élèves à l’école de la mission, dans cette campagne luxuriante d’Afrique australe : Robert Mugabe.

Pour tout observateur de cette fin de guerre d’indépendance rhodésienne, brutale, jalonnée de massacres et de haines accumulées, Robert Mugabe, le plus radical des chefs de guérilla, semblait paradoxalement le meilleur espoir de sortir le pays du cercle vicieux de la violence.

Il en deviendra pourtant le dictateur implacable pendant trente-sept ans, le fossoyeur de tous les espoirs qui avaient été placés en lui, pour terminer à près de 100 ans en s’accrochant au pouvoir malgré le désaveu de son armée, de son parti, de son peuple. Cette métamorphose du héros en démon reste un mystère des rapports entre l’homme et le pouvoir.

En 1980, la fin de la guerre, négociée sous l’égide du Commonwealth, prévoyait que les guérilleros sortiraient de la brousse pour se rassembler dans des camps pendant la campagne électorale, tandis que des forces internationales garantiraient la sécurité.Un matin, alors que je roulais sur une piste en compagnie du photographe français Jean-Claude Francolon, nous fûmes encerclés par des guérilleros de la Zanu-PF de Mugabe, lourdement armés, sortis de nulle part. Nous étions sans doute les premiers Blancs qu’ils croisaient sans les tuer dans ce conflit sans pitié. Mais ce jour-là, en route vers un des points de rassemblement du Commonwealth, ils étaient de fort bonne humeur… Nous laissâmes notre voiture et fîmes le chemin à pied avec eux, constatant l’enthousiasme des villageois à leur passage, et l’espoir qui les animait.

Leur chef, Robert Mugabe, était un homme sophistiqué, parlant un anglais digne d’Oxford, un intellectuel passé à l’action armée, fasciné par la Chine de Mao mais également marqué par les échecs des pays africains parvenus à l’indépendance avant le sien, en particulier le Mozambique voisin qui ne s’était jamais remis du départ en masse des colons portugais en 1975-7196.

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A l’école de Fort Hare

Robert Mugabe appartient à cette génération de dirigeants des mouvements de libération d’Afrique australe qui s’est forgée au même moule : l’université pour Noirs de Fort Hare, en Afrique du Sud voisine, en plein apartheid.

Au pays de la ségrégation institutionnalisée, les Noirs devaient aller dans des universités séparées des Blancs. Fondée en 1916, Fort Hare, située dans l’Est de la province du Cap, accueillait les étudiants noirs d’une bonne partie de l’empire britannique d’Afrique. Mais au lieu de former des sujets soumis au système colonial, Fort Hare est devenue l’école de la résistance.

Des hommes qui ont marqué l’histoire de l’Afrique, comme les présidents de la Tanzanie Julius Nyerere, de la Zambie Kenneth Kaunda, du Botswana Seretse Khama, y ont étudié, mais aussi Nelson Mandela, Oliver Tambo, Govan Mbeki, Robert Sobukwe, Chris Hani ou Steve Biko, tous les grands noms de la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud.

C’est à Fort Hare, au contact de la nouvelle génération noire de l’après-guerre, celle qui vit Nelson Mandela et ses amis s’emparer de la Ligue de la Jeunesse du Congrès national africain et l’engager dans une action plus déterminée contre la montée du régime de ségrégation, que Robert Mugabe s’est engagé.

A Fort Hare, il a fréquenté les milieux nationalistes noirs, divisés entre l’ANC de Mandela alliée aux communistes blancs, et le PAC de Robert Sobukwe, panafricaniste. Mugabe devint marxiste au contact de ces Blancs, souvent juifs, membres du Parti communiste sud-africain clandestin.

Robert Mugabe s’est formé dans ce bouillonnement intellectuel de l’Afrique du Sud des années 1950, avant que le massacre de Sharpeville en 1961 et l’interdiction de l’ANC puis la condamnation de Nelson Mandela et de ses camarades, ne fassent descendre une chape de plomb qui durera jusqu’aux années 1970 et 1980.

La conquête du pouvoir

Mugabe a beaucoup sacrifié pour sa cause. Il est passé par la case prison pendant dix ans, a connu l’exil, les privations, et a mené, de l’étranger, la lutte pour l’indépendance à la tête d’un mouvement de guérilla, la Zanu, l’union nationale africaine du Zimbabwe. Un parcours de vingt ans jusqu’à la victoire qui laisse sans doute des traces, même si le contre-exemple de Nelson Mandela montre que le sacrifice n’empêche pas la grandeur.

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Mugabe a vécu dans ce qui s’appelait alors la “ligne de front”, cet ensemble de pays indépendants – Zambie, Tanzanie, Mozambique, Angola… – qui ont payé un lourd prix à leur soutien aux mouvements de libération d’Afrique du Sud, de Namibie et du Zimbabwe.

La “fraternité d’armes” de ces groupes armés et de leurs dirigeants n’empêchait pas les rivalités, les divisions politiques, et parfois aussi ethniques.

Les Zimbabwéens étaient, en effet, partagés entre deux mouvements, la Zanu de Mugabe, aidée par les Chinois, issue d’une scission de la Zapu (union du peuple africain du Zimbabwe) de Joshua Nkomo, son aîné, lui aussi passé par Fort Hare où il connut Mandela, plus proche de l’ANC et des Soviétiques.

Rivalité doublée d’une base ethnique différente : Mugabe appartenait à la majorité Shona, et Nkomo à la minorité Ndebele du sud-ouest du pays. Une fois devenu président, il n’a pas fallu longtemps pour que Mugabe envoie son armée au Matabeleland, le fief de son éphémère ministre Joshua Nkomo accusé de complot, premiers massacres de son règne implacable.

Aux élections de 1980, Robert Mugabe et Joshua Nkomo arrivaient avec l’aura des chefs de guérilla, mais se trouvaient face à deux autres candidats noirs qui avaient la faveur des Britanniques et des colons blancs : l’évêque méthodiste Abel Muzorewa, chef d’une sorte de “troisième voie” fantoche, et un dissident de la Zanu devenu opposant adoubé par les colons, Ndabaningi Sithole.

La campagne électorale fut âprement disputée, chacun des candidats parvenant à rassembler d’impressionnantes foules de partisans. Mais le jour des résultats, la surprise a été de taille lorsque la victoire éclatante de Mugabe a été proclamée. Surprise pour les Blancs et une partie des Noirs qui n’avaient pas voulu voir que le vent de l’histoire soufflait en faveur de Robert Mugabe… Salisbury, la capitale rebaptisée ensuite Harare, était sous le choc de voir le plus radical des quatre candidats l’emporter.

Le soir, à la télévision, pourtant, Robert Mugabe, que les Blancs avaient appris à redouter et à haïr, leur tendait la main et parlait de réconciliation. Ce fut un moment magique, et la conversion soudaine de ses ennemis d’hier en admirateurs prêts à prendre cette main tendue…

Le tyran

Le premier gouvernement de Mugabe fut à l’image de cette réconciliation idyllique – et illusoire. Joshua Nkomo, le rival défait, était ministre, tout comme Denis Norman, jusque-là président de l’Union des fermiers blancs de Rhodésie, le centre de gravité du pouvoir blanc disparu, qui devenait ministre de l’agriculture. Une double nomination destinée à rassurer la population, la communauté internationale, les marchés…

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Mais deux ans plus tard, Nkomo était en prison, et il fallut un peu plus longtemps pour que Denis Norman jette l’éponge et parte vivre au Royaume Uni…

Comment Robert Mugabe le héros de 1980, le “combattant de la liberté” victorieux, s’est-il transformé si vite en bourreau des 37 années suivantes ?

Dans son livre “Dinner with Mugabe” (1), la journaliste Heidi Holland, qui a bien connu et soutenu Mugabe avant 1980, avant d’être elle aussi obligée de fuir le pays en 1982, s’interroge aussi :

“En regardant le passé, je réalise qu’avec beaucoup d’autres individus bien intentionnés, j’ai peut-être contribué à faire de Robert Mugabe l’homme qu’il est devenu aujourd’hui. Si nous avions réagi différemment à ses premiers signes de paranoïa, le Zimbabwe aurait-il pu éviter cette descente aux enfers ?Si les Blancs de ce pays avaient été plus réalistes et reconnu l’impossibilité de passer en douceur de l’Etat policier qu’ils avaient créé à la démocratie de leurs fantasmes, peut-être auraient-ils été plus respectueux, moins provocateurs ? Ou Robert Mugabe est-il simplement un exemple de la manière dont le pouvoir corrompt ?” Sa conclusion est banalement humaine : “Mugabe pensait qu’il était spécial, différent, né pour être grand”…

“On se souviendra surtout de lui comme un tyran, certains s’en rappelleront comme d’un personnage triste qui a souffert et a subi des sacrifices. Il a ruiné son pays, le Zimbabwe, ce qui est réellement une tragédie parce qu’il n’avait pas à subir ce sort.”Ces questions, les Zimbabwéens se les poseront pendant longtemps, alors que l’après-Mugabe ne manquera pas de s’engager, d’une manière ou d’une autre, dans les jours et les semaines qui viennent. Mais à écouter le discours lu péniblement dimanche soir par un vieillard qui s’accroche au pouvoir, on repense à l’allocution généreuse et flamboyante du vainqueur des élections un soir d’avril 1980, et on se pose une nouvelle fois la question de cet immense gâchis humain et politique. Trente-sept ans après, tout est à reconstruire.

Pierre Haski

(1)”A table avec Mugabe”, ed. Penguin, 2008.